lundi 30 avril 2018

Lettre du 01.05.1918

Woodrow Wilson devant le Congrès

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 1° Mai 1918

Ma Chérie,

Nous voici déjà au beau mois de Mai, “im wunderschönen Monat Mai, wo alle Knospen sprangen ...” (1) Par curiosité, j’ai cherché ce matin dans le Larousse et j’y ai trouvé l’explication suivante : “Walpurgis” ou “Walburge” (sainte). Née en Angleterre au 8° siècle, elle fut appelée en Allemagne par Saint Boniface. Son tombeau, transporté au 9° siècle à Eichstaedt, attirait de nombreux pèlerins. Comme sa fête se célébrait le 1° Mai, jour resté célèbre par le souvenir des fêtes païennes, la nuit de Walpurgis, suivant les légendes populaires, était celle où les sorcières et les démons se donnaient rendez-vous sur le Brocken. (2)” J’ignorais que Walpurgis ou Walburge était une sainte, ayant plutôt jusqu’à ce jour attribué ce nom à une sorcière ou une déesse païenne du temps de Wotan, Odin, Freia et Thor (3). Mais je me rappelle non sans une certaine mélancolie d’avoir escaladé si souvent le Brocken, d’abord avec les camarades d’école, puis plus tard avec Brandès et Bühring (4); une fois ce fut précisément dans la nuit de Walpurgis. Nous étions partis de Harzburg (5) d’assez bonne heure pour arriver en haut avant minuit et pouvions ainsi assister à la cérémonie au “Rocher du Diable” (Teufelsfelsen (6)) durant laquelle Mr. Heinemann (7) du théâtre de la cour de Brunswick prononçait un joli discours plein de cette poésie fantastique qui enveloppe déjà la nuit du 1° Mai. Quelques centaines d’assistants, dont une grande partie munis de torches, se pressaient dans les rochers, mais comme il n’y avait même pas un coin d’Hôtel libre, nous étions forcés de nous coucher dans quelques voitures à côté de l’hôtel où il faisait un froid épouvantable. Et je me rappelle encore que nous claquions tous des dents en attendant, le matin, le lever du soleil qui se séparait lentement, jaune comme une citrouille, des couches épaisses de brume à l’horizon ...
Le beau temps semble définitivement revenu ici et il est probable que nous allons partir dans une huitaine pour un mois ; le 4 nous devons aller pour 3 jours à M’Rirt (8). Tout cela ne m’effrayerait réellement pas trop si j’avais une certitude que c’est la dernière année de guerre ! Aussi souvent que je me raisonne sur ce point, soit seul, soit avec des camarades, j’arrive bien à la conclusion que nous verrons la fin des hostilités cet été ou cet automne (9), mais je dois toujours m’avouer que pour le moment il n’y a encore aucun indice certain. Toutefois, les attaques allemandes continuent toujours sur une grande partie du front et notamment du front anglais (10), laissant ainsi reconnaître que les Empires Centraux ont hâte d’en finir. Bien entendu, dans les masses populaires et dans l’armée, le désir de paix est aussi grand dans un camp que dans l’autre ; la phrase si souvent imprimée par les journaux que “le temps travaille pour nous” n’est certainement pas à prendre au sérieux ; un homme d’état anglais l’a même changée dans ce sens qu’il disait que le temps était tout au plus un neutre et même un neutre dangereux (11). Il est certain au surplus que les journaux allemands doivent l’interpréter de leur côté dans un sens favorable à l’Allemagne. Au fait, ce que cette dernière a le plus à craindre sous ce rapport est l’exclusion des marchés d’Outre-Mer et même d’Europe après la guerre (12). Mais là encore il faut tenir compte que les articles fournis actuellement par les Alliés et notamment l’Angleterre et la France pour remplacer les produits manufacturés en Allemagne, se ressentiront nécessairement de la guerre, tant au point de vue de la qualité que du prix. Mais une clientèle, surtout étrangère, ne souffrant pas directement de la guerre, ne tient pas beaucoup compte de ces inconstances : elle voit l’article acheté très cher et le compare aux anciennes marchandises ... Somme toute, je ne crois pas à un boycottage économique efficace (13), surtout pas à la longue bien que je sois d’avis que les premières années après la guerre il y aura un fort ressentiment contre tout ce qui proviendra de l’Allemagne. D’autre part, les besoins seront tellement grands, il manquera tant de “camelote” (14) à bon marché que la résistance ne se fera guère sentir que dans les grandes administrations, chemins de fer, usines etc. et cela jusqu’au jour où les prétentions de l’Angleterre, principale concurrence, seront telles que la différence de prix ne permet plus d’écarter la marchandise allemande.
Actuellement et en ce qui concerne la situation diplomatique, il n’y a que le Président Wilson (15) qui, dans ses messages, ne se lasse pas de répéter que même en ce moment, il est toujours prêt à entendre des propositions de paix. A mon avis, il tient bien son rôle de médiateur (16) de la part des Alliés, car notamment la France se trouve, après l’incident Clémenceau-Czernin (17), dans une situation telle qu’il serait difficile à un quelconque des pays ennemis de proposer des pourparlers de paix. C’est dommage, car la France était précisément le pays qui pouvait se vanter d’être entré dans cette guerre pour des motifs plutôt idéalistes : Tenir son traité d’alliance avec la Russie, remplir ses obligations morales vis à vis de la Belgique, et enfin avoir été provoqué directement par l’ultimatum allemand, impossible à accepter, de livrer les forteresses de l’Est (18) comme gage de sa neutralité !
L’Angleterre également est trop profondément engagée par les déclarations de ses Chefs d’Etats pour faire des concessions (19) tant soit peu importantes sur un des terrains principaux. Il ne reste donc que l’Amérique qui a, dans les messages de Wilson (20), toujours observé une certaine réserve.
Comment vas-tu, Chérie ? Est-ce qu’Hélène est rétablie ? Ménage-toi surtout et évite des efforts toujours nuisibles dans ton état.
A bientôt de tes bonnes nouvelles, mille baisers pour toi et les enfants.

Paul


Notes (François Beautier)
1) - « sprangen » : la citation signifie mot à mot « au merveilleux mois de mai, quand les bourgeons éclatent... ». C’est un extrait du célèbre lied d’Heinrich Heine titré « Im wunderschönen Monat Mai » composé en 1822-23. Le texte originel se compose de deux quatrains, le premier consacré aux bourgeons, l’autre aux oisillons :
« Im wunderschönen Monat Mai, 
Als alle Knospen sprangen, 
Da ist in meinem Herzen 
Die Liebe aufgegangen.
Im wunderschönen Monat Mai, 
Als alle Vögel sangen, 
Da hab ich ihr gestanden 
Mein Sehnen und Verlangen ».
2) - « Brocken » : tout ce que reprend Paul sur Walpurgis (Sainte Walburge) provient textuellement du Petit Larousse, qui ajoute que le Brocken est l’un des sommets du Harz (ce que savent parfaitement Paul et Marthe, qui y sont allés admirer le lever du soleil au matin du 1er mai, voir les lettres des 11 mai 1915, 9 mai 1916 et 1er mai 1917).
3) - « Thor » : Paul cite ici les trois principaux dieux de la mythologie scandinave (parmi les 4 qu'il désigne, il distingue à tort Odin et Wotan, qui sont une seule et même divinité, dont l’épouse est Freia, déesse de l’amour, et dont Thor - le dieu du tonnerre - est l’un des fils).
4) - « Brandes et Bühring » : première mention par Paul de ces deux compagnons de pèlerinage au Brocken. 
5) - « Harzburg » : en fait « Bad Harzburg », petite station thermale et touristique de Basse Saxe, au nord-ouest du Harz.
6) - « Teufelsfelsen » : mot à mot « rocher du diable », crête décharnée de roches hercyniennes formant le sommet du Brocken et considérée comme un « Naturdenkmal » (monument naturel).
7) - « Heinemann » : ce comédien du Théâtre de la Cour de Brunswick, qui officiait pendant la cérémonie païenne de la Nuit de Walpurgis, n’a pas laissé d’autre trace repérable dans l’Histoire que ce que Paul en dit ici.
8) - « M’Rirt » : actuel Mrirt, poste à mi-chemin entre Aïn Leuh et Khénifra et alors point de départ d’un chantier routier destiné à relier Lias à Aguelmouss.
9) - « cet automne » : remarquable intuition de Paul…
10) - « front anglais » : Paul n’est pas encore informé de l’achèvement en cours de l’opération Georgette (pour les Alliés, Bataille de la Lys) menée par les Allemands comme seconde opération de la Bataille du Kaiser. Les Allemands viennent d’échouer au Mont Kemmel face aux Anglo-Français le 29 avril et sont en train de perdre la quatrième bataille d’Ypres face aux troupes belgo-anglo-françaises (bataille perdue officiellement le 2 mai, soit le lendemain de cette lettre). 
11) - « dangereux » : la citation faite par Paul pourrait provenir de William Pitt l’Ancien (1708-178), Ministre britannique de la guerre pendant la Guerre de Sept Ans (1756-1763) et à ce titre confronté au risque de voir des pays passer soudainement de la neutralité à la guerre (ce qui caractérisa l’élargissement quasi-mondial de cette guerre entre grandes puissances européennes). Paul a déjà plusieurs fois évoqué cette Guerre de Sept Ans qu'il connaît manifestement bien (voir ses lettres des 9 et 20 juillet 1915 puis 6 septembre 1915) en en faisant une métaphore de sa vie avec Marthe.
12) - « après la guerre » : cette menace d’exclusion de l’Allemagne est portée par les jusqu’au-boutistes et notamment exprimée par Georges Clemenceau.
13) - « efficace » : Paul partage sur ce point les positions modérées des Anglais et des Américains, soucieux de retrouver en Europe après-guerre une Allemagne prospère.
14) - « camelote » : ce mot déjà utilisé par Paul dans sa lettre du 7 mars 1918 désigne la marchandise de médiocre qualité exportée avant-guerre à bas prix par les pays d’Europe centrale. 
15) -« Président Wilson » : allusion à l’acharnement du président Woodrow Wilson à défendre sa proposition du 8 janvier 1918 (adresse au Congrès américain) d’une paix fondée sur la satisfaction des 14 points définissant les conditions indispensables d'un retour à la paix en Europe. 
16) - « médiateur » : les U.S.A., qui se sont proposés comme médiateurs dès le 18 décembre 1916, sont officiellement en guerre depuis le 6 avril 1917 et effectivement présents au front depuis le 13 juin 1917.
17) - « Clemenceau - Czernin » : Ottokar Czernin (1872-1932), ministre impérial des Affaires étrangères d’Autriche-Hongrie, avait accepté les 14 points du président Wilson le 24 janvier 1918. Dans un discours prononcé à Vienne le 2 avril 1918, il prétendit que Georges Clemenceau, chef du gouvernement français, avait accepté les propositions de paix austro-hongroises mais que l’Allemagne avait refusé la clause de restitution de l’Alsace-Lorraine. Clemenceau répondit que Czernin avait menti et publia un courrier secret que l’empereur Charles 1er lui avait adressé le 24 mars 1917, lui disant en substance que « si l’Allemagne refusait d’entrer dans la voie de la raison, il abandonnerait son alliance et négocierait une paix séparée avec la Triple-Entente ». Czernin, qui n’en était pas informé, démissionna et publia dans la presse un appel au Reich allemand pour qu’il place l’Autriche-Hongrie sous tutelle et nomme un régent pour remplacer Charles 1er (notoirement affaibli par la maladie). Cette affaire, parmi d’autres, rendit suspectes toutes les propositions de paix car elles cachaient - aux yeux des opinions publiques - des tractations secrètes entre dirigeants sans consultation des peuples. 
18) - « forteresses de l’Est » : l’ultimatum de l’Allemagne à la France du 31 juillet 1914 exigeait de la France, en gage de sa neutralité, la remise à l’Allemagne des places fortes françaises de Toul et Verdun. Cette proposition évidemment inacceptable par la France, avait été pensée pour que la France la refuse et que l’Allemagne ait ainsi une raison de répondre à ce refus en l'envahissant.
19) - « concessions » : effectivement, David Lloyd George, chef du gouvernement britannique depuis décembre 1916 est tout aussi déterminé à obtenir une paix par la victoire que son homologue français Georges Clemenceau, installé au pouvoir depuis novembre 1917 sur le mot d’ordre particulièrement jusqu’au-boutiste « La victoire, et pour la victoire, tout jusqu’au bout ! ».

20) - « Wilson » : depuis son adresse au Congrès du 8 janvier 1918, par laquelle il présentait les 14 points à satisfaire pour instaurer la paix en Europe (puis dans le monde), le Président Wilson n’a cessé de répéter ces 14 conditions, largement rendues publiques, sans jamais en dévier (même après que son parti démocrate perdit les élections au Congrès le 5 novembre 1918). Une concession ultérieure était donc improbable, et la « réserve » qu’évoque ici Paul tient au fait que les 14 points respectaient strictement une éthique parfaitement humaniste et libérale.

mardi 24 avril 2018

Lettre du 25.04.1918

Gepanzerte SdKfz 8 DB 10

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 25 Avril 1918

Ma Chérie, 

Je suis sans tes nouvelles depuis ta lettre du 7 courant et te confirme la mienne du 21.
La pluie tombant de nouveau depuis quelques jours, le convoi prévu pour M’Rirt (1) n’a pas eu lieu et je crois que nous ne partirons pas pour les grandes opérations avant le milieu du mois de Mai. Cela nous fera donc quand même deux mois à peu près tranquilles depuis notre retour à Aïn Leuh et plus de trois mois depuis le retour de Kénifra, chose qui nous arrivait rarement à Taza (2). Et pourtant, il y en a beaucoup au Bataillon qui regrettent la région de Taza - je ne sais pas pourquoi du reste. En fait, tout le Maroc est mauvais pour le troupier du service actif qui ne prend jamais garnison dans les grandes villes comme Fez (3), Marakech (4), Rabat, Sallé (5), Casablanca et Oudjda (6). Il est pourtant vrai qu’un bataillon du 1° Etranger se trouve dans la région de Marakech et un bataillon du 2° à Fez même. Mais ce dernier opère, je crois, encore plus que nous ici et se trouve en ce moment dans la région du Sud (7). Aïn Leuh même possède du reste plus d’”attractions” que par exemple Taza. Il y existe une demi-douzaine de bistros dont deux ont même monté un music-hall. En y prenant une consommation on peut contempler dans chacun de ces établissements 2 à 3 “chanteuses”, bien entendu le rebut de France et de Navarre. Ces dames passent du reste la visite de santé comme leurs collègues des deux maisons dites d’utilité publique (8).
J’ai lu ces jours-ci un recueil d’essais d’un ancien directeur de la Comédie Française, Arsène Houssaye (9), dans lequel j’ai trouvé entre autres un article sur Mathilde Mirat (10), la maîtresse et finalement la femme de Henri Heine (11). C’est la première fois que j’ai eu l’occasion d’entendre un jugement français sur Heine, jugement très élogieux du reste et qui rend hommage non seulement aux oeuvres du poète, mais encore et surtout à son esprit et son caractère. Chose curieuse, Houssaye raconte que Heine a toujours été considéré en France comme un Allemand et en Allemagne comme un Français ; que cependant lui, l’auteur, qui le connaissait intimement, peut affirmer qu’il était français comme convictions. Qu’il ne croit nullement aux bruits qui couraient à cette époque que Heine était un espion (!!!) du gouvernement prussien !!! Heine allait souvent chez le roi Louis-Philippe (12), qui l’appréciait beaucoup et aimait s’entretenir avec lui ; c’est Louis Philippe du reste qui finalement lui alloua une pension à perpétuité payable de sa caisse personnelle. Je crois cependant qu’après la chute du roi, la République prenait la pension à la charge du gouvernement. Dans son ménage, Heine était plutôt philistin (13) et bourgeois ; il n’y avait rien de Byron (14), de Werther (15) ou d’autres Weltschmertzler (16) dont on trouve si souvent le reflet dans ses poésies. Il s’entendait très bien avec la bruyante Mathilde tout en ayant dans certaines périodes des scènes et discussions violentes avec elle ...
Comment vas-tu et comment vont les enfants ? Etes-vous enfin installés en bas ? Et as-tu eu satisfaction de la part de Me Lanos ? Des nouvelles de Me Palvadeau ?
Depuis 2 à 3 jours, nous n’avons plus vu de communiqués ici, ce qui est plutôt mauvais signe pour l’état actuel de l’offensive (17). Toutefois comme mon ami Kern (18) reçoit de nouveau à peu près tous les journaux de Paris (y compris même le Populaire (19), la Vague (20) et la Franchise (21), organes de l’extrême gauche et d’un langage très violent), je me tiens au courant de toutes les opinions reflétées dans la presse française. Et je constate que d’après toutes ces idées, pourtant si diverses, la guerre doit se terminer cette année. Ce qui est étonnant c’est que même dans des journaux d’information de premier ordre, tels que le “Temps” (22), “Echo de Paris” (23), “Information” (24), “Figaro” (25), “Matin” (26) etc. on ne rencontre pas 3 mots allemands (citations) sans y découvrir au moins une faute. L’expression “Gepanzerte Faust” (27) (poing blindé) s’y trouve comme : Geplanzerte, Geflanzerte, Geplauserte, et Dieu sait encore toutes les variations ! Même des académiciens se fourrent le doigt dans l’oeil avec les expressions les plus simples.
J’attends avec anxiété tes bonnes nouvelles et t’embrasse ainsi que les enfants du fond du coeur.

Paul



Notes (François Beautier)
1) - «  M’Rirt » : actuel Mrirt, alors poste militaire français, situé à un peu plus de 25 km à vol d’oiseau au sud-sud-ouest d’Aïn Leuh, à mi-chemin du trajet d’Aïn Leuh à Khénifra.
2) - « Taza » : premier casernement de Paul, où il resta affecté jusqu’à son retour de permission, en novembre 1917. En 1918, le groupe de Taza a mené des combats contre les rebelles les 21 février, 18 mars, 6 et 8 avril, 22 et 23 juin.
3) - « Fez » : Fès, ancienne capitale du Maroc (siège du sultan), supplantée par Rabat sur ordre du Résident général Hubert Lyautey en représailles de sa rébellion contre le Protectorat français (qui y fut signé le 30 mars 1912). Le groupe de Fès venait de mener des combats contre les rebelles le 6 avril dans le nord du Maroc.  
4) - « Marakech » : Marrakech, capitale impériale almoravide du sud du Maroc occidental.
5) - « Sallé » : Salé, en vis-à-vis de Rabat. 
6) - « Oudjda » : Oujda, dernier grand poste français sur la route reliant le Maroc occidental (Kénitra, Rabat, Fès, Meknès) à l’Algérie (Sidi Bel Abbès, Oran). 
7) - « région du sud » : effectivement, le 2e Régiment étranger intervient à cette époque dans le secteur de Boudnib au sud-est du Maroc. Il y livrera des combats presque continus contre les rebelles du début-août à la mi-octobre 1918.
8) - « deux maisons d’utilité publique » : en clair, des bordels, à statut civil mais d’utilité d’abord militaire.
9) - « Arsène Houssaye » : de son vrai nom Arsène Housset (1814-1896), prolifique homme de lettres, administrateur général de la Comédie française de 1848 à 1856, directeur du quotidien populaire « La Presse », n’est plus aujourd’hui connu que pour avoir refusé de poursuivre la publication des poèmes de Baudelaire au prétexte qu’ils risquaient de choquer ses lecteurs.
10) - « Mathilde Mirat » : vendeuse de chaussures à Paris, dont Heine tombe amoureux en 1834 et qu’il épouse en 1841 en modifiant en « Mathilde » son prénom originel, « Augustine ». Décédée en 1883, elle est inhumée au cimetière de Montmartre auprès de son mari mort en 1856. 
11) - « Henri Heine » : grand poète né à Dusseldorf en 1797 et mort à Paris (où il vécut à partir de 1831) en 1856. Prénommé originellement Harry, il est dit « Heinrich » par les Allemands, et « Henri » par ceux qui le pensent français.
12) - « Louis-Philippe » : second Roi des Français sous le nom de Louis Philippe 1er de 1830 à 1848, né à Paris en 1773, mort en exil au Royaume-Uni en 1850. Considéré comme un monarque réformateur ouvert (cependant élitiste), il s’était effectivement lié d’amitié avec Henrich Heine. Lequel Henri Heine se fit ensuite pensionner par la Seconde République puis par le Second Empire. 
13) - « philistin » : personne à l’esprit borné, hostile aux idées nouvelles et aux intellectuels. 
14) - « Byron » : Lord George Gordon Byron, baron, poète britannique et grand voyageur (1788-1824), s’illustra par ses fougueux engagements romantiques. Il mourut d’ailleurs à Missolonghi en se portant au secours des Grecs en lutte pour reconquérir leur indépendance face à l'armée turque de l’empire ottoman.
15) - « Werther » : héros du très célèbre premier roman de Goethe, « Les souffrances du jeune Werther », publié en 1887, il est l’incarnation du penchant morbide et suicidaire du mouvement « Sturm und Drang » précurseur du romantisme allemand.
16) - « Weltschmertzler » : ce mot allemand qui signifie « le porteur de la douleur du monde » est le nom ou le surnom de tous les personnages littéraires jouant un rôle de souffre-douleur, de bouc émissaire ou de mélancolique profond. Il apparaît que Paul prit chez Arsène Houssaye tout ce qu’il rapporte ici de la vie et du caractère de Heine.
17) - « offensive » : les combats livrés au Maroc par les groupes de Taza et de Fès en réponse à l’offensive des rebelles des 6 et 8 avril sont terminés. Paul pense plutôt à la seconde offensive de la Bataille du Kaiser, dont le nom de code est Georgette et qui se déroule sur la Lys (d’où son nom, chez les Alliés, de Bataille de la Lys). Cette offensive lancée par l‘Allemagne le 9 avril échouera et se terminera au Mont Kemmel le 29 avril et sur Ypres le 2 mai. Cependant, c’est une bataille beaucoup plus décisive que tout le monde attend et qui se prépare dès cette époque dans les deux camps avec la vallée de l’Aisne pour enjeu : elle commencera à la fin-mai 1918.
18) - « Kern » : légionnaire ami de Paul, qui reçoit par le biais de son épouse, institutrice à Paris, la plupart des journaux parisiens. 
19) - « Le Populaire » : le journal socialiste contestataire « Le Populaire de Paris », fondé le 1er mai 1916 par Jean Longuet (député socialiste de l’Aisne), devint quotidien à partir du 10 avril 1918.
20) - « La Vague » : hebdomadaire fondé en 1918 par le député de l’Allier Pierre Brizon, annonçait dans son sous-titre sa volonté de devenir l’organe du combat pacifiste socialiste et féministe. 
21) - « La Franchise » : Paul cite un titre qui n’exista de façon durable que dans la Creuse au début du siècle. Il se peut qu’une publication parisienne éphémère tirant son titre de la dispense d’affranchissement concernant le courrier des Poilus ait existé en ce début d’année 1918, mais elle n’aura pas laissé de trace aujourd'hui détectable. Il se peut aussi que Paul, se trompant une fois de plus de titre, veuille parler du quotidien anarchiste « L’Affranchi », sous-titré « Journal des Hommes libres », fondé par Pascal Grousset en avril 1871 et depuis lors édité à Paris.
22) - « Le Temps » : quotidien parisien lancé en 1861, caractérisé par son indépendance, le soin de sa présentation, la qualité de sa langue et son idéal républicain libéral quant à l’économie, la culture et la politique, mais conservateur en matière sociale. Il fut après la Grande Guerre considéré comme l’organe officieux du patronat français. Le journal actuel « Le Monde » fut son héritier et successeur à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Paul avait tout à fait raison de le citer en tête des journaux d’information de premier ordre. 
23) - « L’Écho de Paris » : quotidien fondé en 1884, interdit à la Libération en 1944. Dès le départ conservateur et antisocialiste, il prit pendant la Grande Guerre le parti des bellicistes jusqu’au-boutistes qui souhaitaient l’invasion de l’Allemagne par les Alliés et son anéantissement définitif. Son antigermanisme étant moins structurel que son conservatisme il se montra plus tard très favorable à la collaboration avec le nazisme. 
24) - « L’Information » : journal parisien d’informations économiques et financières fondé en 1899, publié en deux versions, l’une quotidienne, l’autre hebdomadaire, il se consacrait essentiellement à la publication des cours de la Bourse. Pendant la Grande Guerre il conserva un tirage quotidien dépassant les 100 000 exemplaires. La fidélité de son lectorat lui permit ensuite d’exister jusqu’en 1985. 
25) - « Le Figaro » : quotidien fondé en 1826, toujours publié (il est à ce titre le doyen de la presse française), à l’origine porteur des espoirs de la bourgeoisie libérale, il devint conservateur à la fin du siècle. Pendant la Grande Guerre il étendit son lectorat dans les catégories populaires en remplaçant ses rubriques mondaines et littéraires par des reportages concernant la vie quotidienne des civils et des soldats, ainsi que des feuilletons édifiants à usage familial. 
26) - « Le Matin » : journal quotidien fondé en 1883 par des financiers américains sur le modèle de la nouvelle presse britannique donnant la priorité aux reportages aux dépens des articles de fond et se finançant massivement par la publicité, il est à l’origine républicain modéré, dreyfusard, progressiste libéral et antisocialiste. Pendant la Grande Guerre il évolue vers un nationalisme de plus en plus virulent et multiplie les caricatures et les feuilletons (en faisant appel à des plumes reconnues dont Jules Vallès, Gaston Leroux, Albert Londres, Colette) et son tirage dépasse le million d’exemplaires. Il dériva ensuite vers la droite conservatrice puis antisémite, fasciste et collaborationniste, ce qui le condamna à disparaître à la Libération. 
27) - « Gepanzerte Faust » : cette expression allemande signifiant mot à mot « poing blindé » fut l’un des surnoms de la Bataille du Kaiser (« Kaiserschlacht ») c’est-à-dire de l’offensive supposée finale lancée au printemps 1918. L’adjectif « Gepanzerte » (et le nom commun dérivé « Panzer ») désigne en Allemagne, comme le mot « blindé » en France, les véhicules militaires blindés (chars d’assaut, tracteurs de canons lourds, véhicules transporteurs de troupes, etc). Ainsi, le « Gepanzerte SdKfz 8 DB 10 », véhicule blindé armé de deux mitrailleuses servant de tracteur chenillé lourd (12 tonnes) et de transporteur de troupes (8 hommes), qui fut lancé à l’occasion de la Bataille du Kaiser à la fin-mars 1918, se révéla si efficace que l’armée allemande le conserva en service jusqu’à fin de la Bataille de France en mai 1940.

vendredi 20 avril 2018

Lettre du 21.04.1918



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 21 Avril 1918

Ma Chérie, 

Je viens de recevoir ta lettre du 7 courant et vais y répondre de suite pour que ces lignes partent avec le courrier de demain matin.
Je suis content que tu aies trouvé à louer dans des conditions avantageuses ; as-tu encore l’intention de louer aussi la grande chambre du 2° ? Je pense que non, puisque tu vas y installer le salon et vu le prix de ces meubles il ne faudrait naturellement pas qu’ils s’y abîment ... Si maintenant seulement Me Lanos réglait promptement, ta situation serait à peu près réglée, d’autant plus que je compte que Me Palvadeau arrangera l’affaire promptement, c.à.d. avant les vacances, de sorte qu’aussitôt la provision (1) à Bordeaux épuisée, Nantes (2) continuerait à payer. Mon impression de Me Palvadeau au point de vue d’homme d’affaire est bien meilleure que celle que j’ai eue de Me Lanos bien que ce dernier soit plus affable et peut-être plus homme du monde. En ce qui concerne la salle de bains, tu pourras sans doute t’arranger en permettant à la dame (3) l’accès du jardin ou l’utilisation de la cuisine d’en bas. N’a-t-elle donc pas d’autres enfants que le bébé attendu en Août ? Son mari est sans doute au front ? D’autre part, comme il est probable ou possible que la dame consulte une sage-femme ou un médecin 2 à 3 mois avant l’évènement, vous pourrez probablement avoir recours à la même personne toutes les deux.
Je n’aurais pas cru que Georges se décide pour un livre (4), eût-il le titre alléchant de “Bécassine pendant la Guerre”  (5); toutefois cela me fait plutôt plaisir. Mais pourquoi n’as-tu pas attendu le 10 (6) pour lui remettre ma lettre ? Je suis enfin surpris qu’Alice porte plus d’intérêt que Geo aux études ; je l’aurais crue au contraire plus volage ! Pourvu seulement que la famille Irigoin déguerpisse le jour prévu !
Mr. Penhoat m’écrit également une lettre dans laquelle il me fait part de ses petits chagrins et de ses inquiétudes provoquées par la grande bataille (7) actuelle. Il avait loué un bureau à Rouen pour le compte de la maison R. Array et Cie (8), bureau que Mr. Gérard (9) devait occuper. Mais celui-ci semble attendre l’issue de l’offensive avant de se décider, ce qui semble ennuyer Penhoat. Il a en outre loué, dit-il, une maisonnette pour y installer sa famille et la soustraire ainsi au risque du séjour à Paris (10). J’avais conseillé à Penhoat de continuer sa correspondance avec Mme Leconte (dite “Mary la martyre”) (11), chose qu’il ne voit aucun intérêt à faire. A son avis, ladite Mary serait un peu ébranlée, ses lettres étaient tout à fait incohérentes ! Penhoat a appris que Lucien (12), grièvement blessé, aurait vivoté encore pendant 3 à 4 mois dans une formation sanitaire du Centre sans que personne de la famille soit venu le voir. C’est ceci qui aurait un peu déséquilibré sa mère, dit-il ...
Ah, si seulement la guerre voulait bien se terminer cet été ou du moins en automne, comme je l’espère toujours ! Ne plus passer un hiver ici ! Si tu voyais ce milieu ici, surtout un soir de prêt (13), c.à.d. de paie ! Ces gens désoeuvrés ou cafardeux qui ne pensent qu’au pinard ! Je t’assure que ces scènes d’ivrognerie effraient profondément tous ceux qui ont un  peu de fond, je veux dire les engagés pour la durée de la guerre ... (14)
Je pense que la question de ta garde-robe est également solutionnée à l’heure qu’il est. Mais fais bien attention en cousant à la machine ; tu sais que Melle Campana (15) en parlait comme étant des plus nuisibles dans ton état.
J’attends donc avec impatience tes nouvelles ultérieures ; encore un mot : la loi sur les loyers ne sera pas appliquée (16); on ne sait réellement plus à quoi s’en tenir.
Bons baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.

Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - « la provision » : somme versée par la société Leconte sur laquelle seront prélevés par Maître Lanos les premiers versement de la pension due à Marthe.
2) - « Nantes » : siège de la société Leconte. Maître Palvadeau représente les intérêts de Paul auprès du tribunal de Nantes, qui gère aussi le séquestre de ses biens.
3) - « la dame » : la nouvelle sous-locataire, avec laquelle Marthe partagera l’utilisation de la salle de bains en échange de celle de la cuisine et du jardin.
4) - « un livre » : Georges a consacré à l’achat d’un livre les 5 francs offerts par son père pour son sixième anniversaire (voir le courrier du 10 avril 1918). La surprise de Paul montre à quel point il est ignorant des intérêts du futur philosophe. 
5) - « Bécassine pendant la guerre » : troisième volume, paru en 1916, des aventures de la petite Bretonne, née en 1905 dans les pages du  périodique pour enfants “La Semaine de Suzette” chez l'éditeur Henri Gautier. Les textes de Caumery sont illustré de dessins de Pinchon. Ces  volumes ont connu un vif succès et de nombreuses rééditions, et sont d'excellents documents sur la culture contemporaine. Injustement décriée, Bécassine est une sorte de Forest Gump à la française, dont les aventures au fil de l'histoire reflètent les évolutions de la société. On voit ainsi passer dans ses pages la crise de 29, l'art déco, le développement du tourisme, du scoutisme, ou des sports d'hiver.  Les deux derniers volumes, "Les petits ennuis de Bécassine", et "Bécassine au studio", sont parus respectivement en 2005 et 1992. 
6) - « le 10 » : la carte et le cadeau de Paul à son fils Georges ont été envoyés à Marthe le 20 mars (voir la lettre du 19 avril). Marthe n’avait pas attendu la date anniversaire (le 10 avril) pour les transmettre à Georges.
7) - « grande bataille » : le port de Rouen, base arrière des troupes britanniques (avec notamment leurs hôpitaux militaires de campagne) et l’un des points d’arrivée du corps expéditionnaire américain, alors conjointement engagés en France et en Belgique (avec les Français) pour stopper les différentes vagues successives de l’offensive allemande supposée finale (pour cette raison dite Bataille du Kaiser), est intensément bombardé par les ballons dirigeables Zeppelin et les bombardiers biplans Gotha allemands (simultanément, le port du Havre, par lequel transitent les troupes britanniques et américaines, est constamment menacé par les sous-marins allemands). Or c’est sur le port de Rouen que Penhoat - renvoyé de la société Leconte qui l’employait à Bordeaux - tente d’implanter sa propre entreprise de courtage maritime.
8) - « R. Array et Cie » : cette entreprise n’a laissé aucune trace aujourd’hui détectable.
9) - « Mr. Gérard » : la personne chargée par Penhoat - qui est alors sous les drapeaux - de créer puis gérer sa future entreprise à Rouen.
10) - « à Paris » : Mme Penhoat a vécu le raid de ballons dirigeables Zeppelin sur Paris du 29 janvier 1916 et en conserve un très mauvais souvenir (voir la lettre du 12 février 1916). Or, la capitale est intensément bombardée de jour et de nuit depuis le 23 mars jusqu’au 9 août 1918, c’est-à-dire pendant toute la durée de la Bataille du Kaiser (21 mars - 18 juillet 1918) et même un peu plus tard, notamment par les deux canons à très longue portée (dits à tort Grosse Bertha) installés dans l’Aisne (en forêt de Saint-Gobain) et par les Gotha (les plus gros avions bombardiers de la Grande Guerre). Moins d’un mois avant cette lettre de Paul, un tir de l’un des deux « Pariser Kanonen » avait fait s’écrouler la voûte de l’église Saint-Gervais de Paris sur les fidèles rassemblés pour l’office du Vendredi Saint (le 29 mars 1918) et provoqué la mort de 91 d’entre eux, 68 autres étant gravement blessés. On comprend que Penhoat parle de « risque du séjour à Paris ».
11) - « Mary la martyre » : par détournement d’un surnom la Vierge Marie, dite en français « Marie la Martyre » (ou « Notre Dame des douleurs ») et en anglais « Our Lady Queen of Martyrs » (Notre Dame reine des martyrs). Ce détournement constitue une blague méchante puisqu’elle s’applique à Mme Leconte, une femme que Paul sait esseulée par son mari (voir la lettre du 14 décembre 1917) et qu’il apprend maintenant bouleversée par la mort de son propre fils abandonné de sa famille.
12) - « Lucien » : Lucien Leconte, fils aîné de Lucien Leconte (associé principal de Paul dans la société Lucien Leconte).
13) - « soir de prêt » : jour du versement à chaque soldat d’une petite somme d’argent dite à tort « la solde » ou « la paie », alors qu’il s’agit d’une avance, donc officiellement d’un prêt.
14) - « engagés pour la durée de la guerre » : Paul établit semble-t-il à tort une distinction entre les Légionnaires de carrière (engagés pour un contrat à durée préétablie) et les autres qui, comme lui, se sont enrôlés dans la Légion pour la durée de la guerre parce qu’ils étaient étrangers et souhaitaient obtenir, par leur engagement, la nationalité française que la Légion leur promettait. Les seconds ne furent pas indemnes des mêmes tentations que les premiers de noyer dans l’alcool leur mauvais moral. En effet, en cette fin-avril 1918, la guerre ne paraissait pas devoir se terminer rapidement du fait du jusqu’au-boutisme des deux camps. Cependant, la baisse de moral fut beaucoup plus grave et générale dans les rangs des empires centraux, où l’arrière entra en dépression, douta de ses chefs et ne soutint plus efficacement son armée. Plusieurs historiens allemands datent du 27 mars 1918 (échec de l’Opération Michael, premier acte de la Bataille du Kaiser) le début de la « Grande catastrophe » allemande qui conduira en novembre 1918 à la défaite allemande et aux désastres de la grippe espagnole dans le pays (symptôme d’une régression sanitaire et sociale extrême), puis en 1919 à la révolution spartakiste et au désastreux - pour l'Allemagne, mais pas seulement pour elle - Traité de Versailles. 
15) - « Mlle Campana » : médecin ou infirmière de Marthe. 
16)- « pas appliquée » : elle le sera seulement dans les grandes villes, pour maintenir l’ordre. Ce n’était pas le cas de Caudéran.

mercredi 18 avril 2018

Lettre du 19.04.191

La maison de Lessing à Wolfenbüttel

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 19 Avril 1918

Ma Chérie, 

J’ai tes lettres des 31 Mars et 3 Avril et lis avec satisfaction sur l’enveloppe de cette dernière que Mme Penhoat (1) ne s’est pas fait prier trop longtemps. En ce qui concerne la B.d.P. & P.B. (2)  j’ai lu qu’elle paie 35 Frs. mais je suppose que seulement la moitié est payée de suite ? 
Ce qui m’a effrayé terriblement, c’est ton récit sur la discussion avec les I. (3) et à l’heure qu’il est ils doivent être partis depuis 19 jours déjà, mais comment peux-tu t’exposer à tel point que tu crains un accident de cette nature (4) ? Bien entendu, c’est de la méchanceté et même incompréhensible si l’on considère l’attitude de ces gens au début ; il est probable que Madame était irritée au plus haut degré du départ inopiné de Mr. I. mais quel que soit le motif, dans ta position tu devrais avant tout éviter les émotions fortes. Rappelle-toi la naissance de Suzanne ! Mais il est amusant de voir la sûreté avec laquelle tu prévois un garçon ! Espérons que tu ne te trompes pas et que de cette façon-là nous aurons deux “couples complets” (5).
Merci encore une fois de tes voeux pour ma fête. Comme je te le disais déjà, j’étais en route pour Lias (6) le 3 Avril. Il faisait beau temps ce jour-là et on blaguait tout le long de la route. En vue de Lias, c.à.d. vers 14 1/2 h, je me rappelais que c’était mon anniversaire ; cela me venait si subitement que je ne pouvais pas m’empêcher de le penser tout haut ce qui m’attirait même une blague du Chef de Section, un Lieutenant, qui marchait à côté de moi. J’ai pensé ensuite beaucoup à toi et le bourdonnement dans tes oreilles a donc été une fois de plus une transmission instantanée d’idées ... Tu m’accuses réception de ma lettre du 15/3 sans cependant parler de ma carte du 13 ; mes lettres suivantes ont été datées des 17-20-23-26-28 et 29 Mars (7); j’ai écrit en outre le 20 une lettre à Georges (8) en y joignant un billet de 5 Frs. Est-ce que Georges est complètement rétabli maintenant ? C’est bizarre tout de même qu’à chaque instant les enfants se plaignent d’une chose ou de l’autre, alors qu’autrefois c’était plutôt rare !
Est-ce que les I. ont au moins laissé leur appartement et le jardin dans un meilleur état que la famille Lemaître (9) ? Et Madame Robin, ne l’as-tu jamais revue ? D’après ce qu’on lit dans les journaux, la nouvelle loi sur les loyers ne va même pas être appliquée (10). Il serait donc, vu l’incertitude de la situation, préférable que tu laisses la question du loyer en suspens jusqu’à la fin de la guerre. Il semble certain que, jusqu’à 6 mois après la signature de la Paix, aucun locataire sous les drapeaux ne pourra être forcé de payer ou de déménager. C’est juste le temps assigné à Leconte pour se libérer complètement (11) de sorte qu’à cette époque j’aurai précisément reconquis ma liberté de mouvements pour prendre une décision ...
La disparition de ta montre est en effet mystérieuse, tellement mystérieuse que je n’y crois pas beaucoup. Comment peux-tu croire que la jeune fille soit entrée pendant la nuit dans le bureau pour voler cette montre qui, en somme, n’avait pas une grande valeur intrinsèque. Je suppose plutôt que les enfants et spécialement Alice (12) l’a mise quelque part et qu’elle se retrouvera ... La mienne, celle que j’ai achetée à Bordeaux, marche très bien et avec une précision remarquable ...
Tes leçons te procurent donc beaucoup de distractions ? Je m’étonne un peu qu’on aille dans un lycée français jusqu’à étudier à fond Guillaume Tell ... (13) C’est précisément la pièce que concurremment avec Mina von Barnhelm (15) nous devions préparer aussi pour notre examen à Wolfenbüttel pour la composition. Je reçois régulièrement tes journaux et les possède jusqu’au 5 courant.
J’attends avec impatience tes communications au sujet des affaires Lanos et Palvadeau (16)  dont la solution, je pense, ne saura plus tarder.
Bons baisers pour toi et les enfants.

Paul



Notes (François Beautier)
1) - « Mme Penhoat » : épouse de Jean Penhoat, ami et associé de Paul. On ne sait pas à quelle requête elle aurait rapidement répondu : peut-être - selon la lettre du 15 mars 1915 - la fixation du montant du prêt que les Penhoat auraient de facto consenti à Marthe en lui avançant le montant de sa pension non versée ?
2) - « la B.d.P. & P.B. » : la Banque de Paris et des Pays-Bas, dont les Gusdorf possèdent quelques actions. Les courriers des 5 avril et 9 mai 1916 puis celui-ci permettent de suivre le rendement annuel de chacune de ces actions : 35 à 45 F avant-guerre, 0 F en 1915, 25 F en 1916, 35 F en 1918. Cette évolution, relevée par Paul, équivaut à dire à Marthe que ses avoirs se revalorisent, donc que sa situation financière s’améliore. 
3) - « les I. » : la famille Irigoin, sous-locataire de Marthe.
4) - « accident » : concernant vraisemblablement la grossesse de Marthe.
5) - « couples complets » : la famille a déjà 2 filles et un garçon ; avec un garçon de plus elle aurait « deux couples complets ».
6) - « Lias » : poste à partir duquel la Légion participe à la construction d’une route en direction d'Aguelmouss.
7) - « 3 avril » : date anniversaire de Paul, né le 3 avril 1882.
8) - « 17, 20, 23, 26 et 29 mars » : aucun de ces courriers n’a été conservé.
9) - « lettre à Georges » : ce courrier annoncé dans la lettre du 10 avril 1918 a été reçu (voir la lettre du 21 avril) et remis à Georges, par Marthe qui ne l’a donc pas conservé avec les autres.
10) - « famille Lemaître » : première famille sous-locataire de Marthe.
11) - « appliquée » : la loi du 9 mars 1918 ne fut appliquée que dans les grandes villes, pour y éviter des manifestations de familles de soldats.
12) - « libérer complètement » : Leconte devra verser dans ce délai de 6 mois après la fin de la guerre le solde de 10000 F qu’il devra encore à Paul au titre de sa participation au capital de la société.
13) - « Alice » : la plus jeune des enfants, elle a alors 4 ans et demi.
14) - « Guillaume Tell » : hymne à la liberté, écrit en 1804 par Friedrich von Schiller, grand poète et écrivain allemand (1759-1805), puis mis en musique par le compositeur italien Gioachino Rossini en 1829. Paul dit s’étonner que le lycée français où Marthe suit des cours, enseigne ce texte. Il est plus crédible qu’il en soit secrètement fier (autant pour l’Allemagne que pour la France et le monde). Si c’est le cas, on peut penser qu’il écrivit à l’intention d’un éventuel lecteur non-désiré « je m’étonne » en lieu et place de « un bon Français - bien chauvin - s’étonnerait… ».
15) - « Mina von Barnhelm » : la comédie de Gotthold Ephraïm Lessing (écrivain allemand, 1729-1781) titrée « Mina von Barnhelm oder das Soldatenglück », écrite en 1767 et traduite en français sous le titre « La fortune du soldat », constitue l’un des grands succès de cet auteur du mouvement allemand des Lumières (« Aufklärung ») particulièrement honoré dans le duché de Brunswick (car il y mourut) où Paul fit lui-même ses études (à la Samson Schule de Wolfenbüttel). Lessing fut  bibliothécaire à Wolfenbüttel, où il passa les dix dernières années de sa vie. 

16) - « Lanos et Palvadeau » : les deux avocats chargés de faire verser par la société Leconte une pension à Marthe puis de liquider cette société pour récupérer la part du capital appartenant à Paul.