mardi 28 novembre 2017

Carte postale du 29.11.1917

Carte postale Paul


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

29/11 17

Chérie,

Encore un mot avant de repartir (1), n’hésite pas d’aller voir Me Lanos (2) pour savoir à quoi s’en tenir ou tout au moins de lui téléphoner. Vois aussi Melle Campana (3). Je pense que Georges est complètement rétabli à présent. Fait-il des progrès ? Et Suzi (4)? Le temps est toujours beau ici, mais les nuits sont glaciales. 
Donc va voir l’avocat le plus vite possible !
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.


Paul



Notes (François Beautier)
1) - « repartir » : en escorte de convoi, ce qui sera précisé dans la lettre du 4 décembre suivant.
2) - « Me Lanos » : l’avocat de Paul à Bordeaux. Marthe est réticente à contacter cet homme.
3) - « Mlle Campana » : médecin ou infirmière de Marthe. 
4) - « Suzi » : Suzanne, fille aînée des Gusdorf.


vendredi 24 novembre 2017

Lettre du 25.11.1917

La prise de Jérusalem par Allenby

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 25 Novembre 1917

Ma Chérie,

C’est dimanche aujourd’hui et j’en profite pour m’entretenir un peu avec toi. Car tu n’auras guère d’autres lettres de moi avant la fin de la semaine, vu que nous partirons après-demain matin pour escorter le convoi sur Lias et M’Rirt (1) d’où nous ne rentrerons que jeudi soir. Ce sera ma première sortie, et je n’en suis pas mécontent pour voir un peu les environs. Naturellement, les 2 nuits à passer dehors sous le petit guignol (2) seront plutôt fraîches, mais là encore je ne me plaindrai pas trop, car j’ai traversé ou mieux je traverse en ce moment une “crise”. Je pense trop à toi, ce qui sous certains rapports n’est pas bon. Et toi ? As-tu été chez Melle Campana (3)? Tu me ferais grand plaisir en me donnant régulièrement des nouvelles de ta santé. Et puis si tu avais l’occasion de m’adresser ta photo, ce serait le meilleur Noël. J’aurais bien voulu emporter celle qui te présente toute entière et dont un exemplaire - un peu grand pour ici - se trouve sur la cheminée du salon ; mais je n’en ai point trouvé un 2° exemplaire dans les cartons de notre bibliothèque. Il me semblait pourtant que tu en avais fait faire aussi des cartes postales ? J’ai bien ta photo sur carte avec Georges et Suzanne, te représentant assise, mais les traits de ta figure n’y sont pas bien ressemblants ...
Le poste d’Aïn Leuh est un grand camp à environ 95 km au Sud de Meknès (4) à côté du petit village marocain du même nom. Il renferme une garnison importante composée du 1° et 2° Etranger, Bataillon d’Afrique, Tirailleurs Marocains, Sénégalais, Spahis, Train, Artillerie, etc. etc., car il sert de camp de concentration (5) au Groupe Mobile de Meknès. Il ne manque pas non plus quelques Territoriaux occupant quelques bonnes embuscades (6) à l’Administration, Bureau de la Place, etc. etc. Une Compagnie de notre Bataillon se trouve dans un poste très avancé au pied du grand Atlas qui, pendant plusieurs mois, est couvert de neige. Le courrier est expédié dans ces régions par des skieurs, car en hiver il est impossible d’y faire des convois. Des 3 autres Compagnies du Bataillon, une est à Meknès où se trouve le Colonel Chef de Corps (7). On y va à tour de rôle pour deux mois et notre tour arrivera probablement au début du mois de Janvier prochain. En dehors de quelques bâtiments en pierre, tout le poste est occupé par des baraques Adrian (Gustave Carde & Fils & Cie, Bordeaux) (8) en bois couvert de toile goudronnée qui abritent environ 60 hommes. Comme en hiver il y fait très froid, chaque baraque est munie de 2 poêles. A côté du poste il y a quelques belles sources dont l’eau, capturée en partie par de grandes rigoles appelées “séguias”, coule autour du camp, alimentant les lavoirs, l’abreuvoir etc. Il est donc bien plus facile de laver ici qu’à Taza où l’on descendait à l’Oued. Les poulets sont abondants et bon marché, ainsi que les oeufs. Un camarade nous a procuré pour ce soir 2 poulets à 15 sous, pas grands il est vrai, mais largement suffisants pour un homme en mettant 1 kg de patates sautées et un peu de vin blanc autour. On élève aussi des cochons (9) dans les environs et surtout de grands troupeaux de moutons et de boeufs. Les chaussettes en coton d’assez bonne qualité coûtent ici 1 Fr 50 ; à Oran j’ai payé pour une qualité inférieure 25 sous. Mais ce qui est désagréable ici, c’est le service des journaux. Comme il n’y a courrier que tous les 3 jours, les journaux de Rabat ou Casablanca arrivent avec un retard considérable. Ce sont du reste des feuilles de chou bien au-dessous de l’Écho d’Oran (10) (l’Écho du Maroc (11) et la Vigie Marocaine (12)). J’en ai vu cependant que les maximalistes (13) en Russie ont complètement gagné le dessus et que Kerenski et tous les Ententistes (14) ont été mis en échec. Le dernier numéro parlait même d’une proposition de paix séparée faite par la Russie à l’Allemagne.
Pauvre Delcassé ! (15)
Ce qui m’étonne beaucoup, c’est le succès de Mr. Clémenceau (16) à la Chambre. Cet homme a soulevé autrefois tant de passions que ses ennemis doivent être très très nombreux. Les socialistes de toutes nuances n’oublieront jamais Draguignan (17) (Marcelin Albert et les Vignerons) et l’affaire sanglante de Villeneuve St Georges (18). Peut-être bien que maintenant ils veulent lui donner l’occasion de prouver qu’il est possible de porter remède à toutes les choses que Clémenceau a si véhémentement critiquées - va-t-il le faire ? C’est notamment la censure dont Clémenceau a toujours prêché l’abolition, mais je doute fort qu’il la mette maintenant en pratique et que son “Homme Enchaîné” redevienne “l’Homme Libre” (19). Il serait cependant à souhaiter que toute l’énergie de la Nation soit concentrée sur “La Victoire” (20) et même sur la victoire rapide, non avec de beaux discours, mais par des actions énergiques. Toutefois, avec la défaillance complète des Russes (21) et le recul énorme des Italiens (22), ce sont là des choses assez peu vraisemblables malgré la prise de Jaffa et même celle de Jérusalem par les Anglais (23). Ceux-ci évidemment se taillent quelques nouveaux domaines coloniaux tout en assurant la protection du Canal de Suez (24) par l’occupation de la Palestine (25).
Ton arrangement avec Mme Arfeuil (26) est certainement beaucoup mieux que la précédente location. D’un autre côté est-ce que Mr. Lemaître a déjà reçu la décision au sujet de sa demande ?
Les instructions pour le paiement des 2 Frs. d’indemnité par jour de permission depuis le 1° Octobre (27) ne sont pas encore arrivées ici, même pas chez les Territoriaux ; je pense cependant que cela ne va pas tarder. De toutes façons, je n’ai pas besoin d’argent pour le moment et te le demanderai le cas échéant. La question de la Haute Paye (28) pour les Engagés pour la Durée de la Guerre n’est pas encore solutionnée, mais j’ai peu d’espoir qu’elle le sera dans un sens favorable pour nous. Par contre, les permissions marchent régulièrement maintenant et, si la guerre n’était pas terminée d’ici un an, je compte bien revenir par Casablanca-Bordeaux ce qui est naturellement bien plus commode que par Port-Vendres vu qu’il n’y aurait pas de perte de temps dans le port d’embarquement. Mais malgré les douloureuses expériences faites avec toutes les prévisions, il m’est impossible de croire que la guerre dure encore plus d’un an. Autant dire qu’elle s’éternise ou passe dans les habitudes du monde comme un état normal ...
Eh bon Dieu après cette séparation nous ne nous quitterons plus - cela je te le jure.
Je t’embrasse ainsi que les enfants bien tendrement.

Paul

Le bonjour pour Hélène.


Notes (François Beautier)
1) - « Lias et M’Rirt » : Mrirt est une bourgade du piémont de l’Atlas à 25 km au sud-sud-ouest d’Aïn Leuh. Lias constitue une étape à une dizaine de km à vol d’oiseau d’Aïn Leuh sur le chemin forestier de montagne menant d’Aïn Leuh à Mrirt. Paul, qui a l’âge d’être versé dans la Territoriale, est maintenant habituellement affecté à l’administration de sa compagnie, et sera temporairement employé à l’accompagnement d’un convoi et non à une colonne offensive.
2) - « petit guignol » : ces mots désignant en argot militaire la petite tente pour 1 ou 2 soldats sont habituellement employés au féminin (Paul en aurait-il ignoré ou oublié la raison ? : le Poilu entre dedans à genoux ou à plat ventre… ).
3) - « Mlle Campana » : médecin ou infirmière de Marthe, qui est enceinte.
4) - « 95 km au sud » : en fait au sud-sud-est, à 70 km à vol d’oiseau.
5) - « camp de concentration » : au sens de « camp de regroupement » (c’est là que se rejoignent les différents détachements militaires agrégés pour former le groupe mobile de Meknès, lequel est constamment recomposé en fonction des besoins).
6) - « embuscades » : « planques », affectations non dangereuses et peu fatigantes, sinécures des « embusqués ». Paul a une bonne raison de jalouser les Territoriaux affectés aux tâches de surveillance et à ces « planques » : il a l’âge d’être versé dans la Territoriale.
7) - « Colonel chef de corps » : il s’agit alors du Lieutenant-colonel Jacques Héliot, chef de corps du 1er Régiment étranger depuis août 1916. 
8) - « Adrian (Gustave Carde et Fils et Compagnie, Bordeaux) » : Paul relève sur le préfabriqué de type Adrian (voir note de la lettre du 23 novembre 1917) le nom de l’entreprise qui l’a fabriqué. Il s’agit de la menuiserie Carde, alors la plus importante de l'agglomération de Bordeaux, et la plus célèbre du fait de ses participations à la construction des tramways de la ville, à la création de plusieurs pavillons de l’Exposition universelle de Paris en 1900, et à la productions d'équipements militaires largement répandus (automobiles, avions, locaux préfabriqués). Devenue société anonyme en mars 1918 elle poursuivit ses activités jusqu’en 1936.
9) - « des cochons » : le marché militaire français explique cet élevage paradoxal dans un pays où l'essentiel de la population respecte l’interdit alimentaire judéo-musulman concernant cet animal.
10) - « l’Écho d’Oran » : quotidien français d’Algérie que Paul recevait à Taza et dont il appréciait la qualité.
11) - « l’Écho du Maroc » : quotidien francophone et francophile marocain, publié à Rabat à partir de 1910. 
12) - « la Vigie marocaine » : quotidien francophone et francophile publié à Casablanca à partir de 1908. 
13) - « les Maximalistes » : première désignation, dans la presse occidentale, des « Bolchéviks » (minoritaires révolutionnaires léninistes ayant mené victorieusement la « Révolution d’Octobre » à partir du 6 novembre 1917 selon le calendrier occidental : il semble que Paul en reçoive l’information, encore fraîche, pour la première fois). Ces activistes conduits par Lénine et Trotsky voulaient sortir immédiatement du conflit mondial afin de satisfaire l’exigence populaire de paix et d’utiliser l'armée pour conforter au plus vite la révolution intérieure.
14) - « les Ententistes » : autre nom alors donné dans la presse occidentale aux « Menchévicks » (majorité parlementaire libérale portée au pouvoir par la révolution de février 1917). Ces modérés, conduits par Alexandre Kérenski depuis juillet 1917, souhaitaient poursuivre la guerre qui leur assurait l’appui massif de leurs alliés occidentaux au sein de la Triple-Entente (d'où leur nom). Ils furent chassés du pouvoir par la « Révolution d’Octobre ».
15) - « Delcassé » : Théophile Delcassé (1852-1923), député de 1889 à 1919, fut le diplomate et ministre français qui fonda patiemment, de 1893 à 1899, l’Alliance franco-russe, puis de 1899 à 1904, l’Entente cordiale franco-britannique. Il fut à ce titre souvent crédité d’avoir construit la Triple-Entente. À la veille de la Grande Guerre, il était ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg. Dès le 26 août 1914 il fut nommé Ministre des Affaires étrangères et s’employa à consolider la Triple-Entente tout en affaiblissant la Triple-Alliance dont il réussit à détacher l’Italie en mai 1915, mais il échoua à en écarter la Bulgarie en septembre-octobre. Cet échec le conduisit à démissionner le 13 octobre 1915. Au moment de la révolution bolchévique et de la sortie de fait de la Russie de la Triple-Entente, Delcassé n’était plus au gouvernement mais demeurait député de l’Ariège (il se retira de la vie politique à la fin de son dernier mandat, en 1919).
16) - « Clémenceau » : Georges Clemenceau est Président du Conseil et Ministre de la Guerre depuis le 16 novembre 1917. Paul a parlé du discours du 20 novembre très largement approuvé à la Chambre dans sa lettre du 23 novembre 1917.
17) - « Draguignan » : Paul, tout à sa critique de Clemenceau, confond Draguignan dont « Le Tigre » était l’élu au Parlement, et Perpignan où, en 1907, sa politique intransigeante de Président du Conseil (de 1906 à 1909) face aux vignerons en grève et à leur délégué Marcelin Albert (qu’il discrédita aux yeux de la presse) conduisit à de graves émeutes le 20 juin (avec incendie de la préfecture et 5 à 6 tués parmi les manifestants) puis, le lendemain, à la mutinerie et fraternisation du 17e Régiment envoyé pour les réprimer. 
18) - « Villeneuve St Georges » : Paul évoque ici la même intransigeance de Clemenceau face aux grévistes de Draveil et Villeneuve Saint-Georges en 1908, dont les manifestations furent si violemment réprimées qu’il en résulta deux morts parmi les grévistes le 28 mai 1908, puis deux autres à Vigneux le 2 juin et encore 4 autres au même endroit le 30 juillet. À cette époque, le socialiste Édouard Vaillant avait qualifié ces décès de meurtres dont il avait accusé Clemenceau de porter la responsabilité. 
19) - « l'Homme libre » : journal républicain fondé par Georges Clemenceau en 1913, rebaptisé par lui « l’Homme enchaîné » à partir du 30 septembre 1914 pour dénoncer la censure qui frappait beaucoup de ses articles, et plusieurs fois ensuite interdit temporairement de parution depuis 1915. Devenu Président du Conseil, Clemenceau n’abolit pas la censure, qu'il rendit plus efficace car plus sélective.
20) - « La Victoire » : but unique du gouvernement en cours de Clemenceau. En appelant lui-aussi de ses vœux la victoire, Paul insiste sur le fait que les critiques qu’il vient de rappeler contre Clemenceau concernent le passé (il serait évidemment imprudent de sa part de critiquer « Le Tigre » alors qu’il souhaite obtenir la nationalité française. Cependant, Paul ne mentionne rien de positif dans le passé de Clemenceau, par exemple son rôle éminent et décisif dans l’Affaire Dreyfus, ses dénonciations anticolonialistes, ses positions intransigeantes sur la laïcité de l’État et les fondements de la République… : voudrait-il éviter les sujets qui fâchent encore les Français ?). 
21) - « des Russes » : la proclamation du cessez-le-feu est alors attendue. Elle aura lieu le lendemain de cette lettre, le 26 novembre 1917.
22) - « des Italiens » : allusion à la défaite de Caporetto (voir la lettre du 23 novembre 1917)
23) - « les Anglais » : Les forces impériales britanniques du général Edmund Allenby ont pris Gaza le 7 novembre, Jaffa le 17 et commencé le siège de Jérusalem le 20 (la ville sera prise le 9 décembre, Allenby y fera son entrée solennelle le 11).
24) - « Canal de Suez » : l’Empire britannique assure la protection du Canal de Suez dans le cadre du protectorat qu’il exerce sur l’Égypte, de fait depuis 1882 et de droit international depuis le 19 décembre 1914 (l'Empire ottoman reprit de force le contrôle du canal de Suez en janvier 1915 mais en fut chassé par les Britanniques en février 1915).
25) - « Palestine » : Paul ne mentionne pas la célèbre lettre ouverte du 2 novembre 1917, publiée le 9, signée par Lord Arthur Balfour (Ministre des Affaires étrangères), informant Lord Lionel Walter Rothschild et la Fédération sioniste que « le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif… ». En effet, cette information réduisait de beaucoup l’accusation faite aux Anglais, par Paul (en contradiction avec ses penchants anglophiles habituels mais en conformité avec l'opinion de la plupart des Français, et vraisemblablement de celle de Marthe, depuis longtemps anglo-sceptique) de chercher à agrandir leur empire en Palestine. 
26) - « Mme Arfeuil » : première mention de cette personne, qui pourrait être une employée à temps partiel et/ou une sous-locataire de Marthe.
27) - « depuis le 1er octobre » : le nouveau régime des permissions, applicable depuis le 1er octobre, a permis à Paul de rallonger d’une dizaine de jours sa permission. Il devrait aussi lui permettre de toucher une indemnité « de vivre » de 2 francs par jour de permission, alors qu’elle était fixée à 1,30 fr depuis le 1er février 1917.
28) - « Haute paye » : cette expression désigne une somme d’argent versée par l’Armée, le jour de sa démobilisation, au soldat engagé ou réengagé ayant été maintenu sous les drapeaux au-delà de la durée de son engagement. Son montant est proportionnel au nombre de jours de dépassement. Paul, qui est effectivement un « engagé » (dans la Légion), a souscrit non pour une durée prédéterminée mais « pour la durée de la guerre » : s’il est démobilisé immédiatement à l’issue du conflit, il n’aura pas droit à la haute paye. En cette fin de l’année 1917 particulièrement troublée, il était question d’acheter encore un peu plus la docilité des Poilus face à leurs chefs (après la délivrance et l’allongement des permissions « de détente », après les rotations accélérées au front et le doublement des rations de vin…) en leur accordant systématiquement la haute paye pour chaque jour passé à l’Armée après leurs trois premières années de mobilisation. Le rétablissement de l’ordre dans les rangs militaires et civils, sous la houlette du général Pétain et du Président du Conseil Clemenceau, effaça très vite cette suggestion particulièrement corruptrice du principe national du peuple français en armes offrant généreusement sa vie pour la République.

jeudi 23 novembre 2017

Lettre du 23.11.1917

Le Chapon Fin, célèbre restaurant bordelais au décor rocaille

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Aïn Leuh, le 23 Novembre 1917

Ma chère petite femme,

Je te confirme ma lettre du 20 et ma carte du 22 (1)  qui te parviendront sans doute en même temps que la présente.
De Taza, où je t’ai écrit une lettre, nous sommes allés après 24 h de repos à Aïn Kansera (2), un camp abandonné où il n’y a plus que la poste et le télégraphe et, caché sous les oliviers et cactées, un petit village marocain avec un restaurant espagnol et une belle source. Lorsque j’arrivai à Kansera vers midi, l’air était si clair que l’on voyait Fez, malgré la distance de 25 km, comme à la portée de la main. Le lendemain à 5 1/2 h départ pour Fez sous les remparts de laquelle nous arrivions à 11 h environ. Mais pour des raisons sans doute de haute stratégie, le Lieutenant qui commandait le convoi nous faisait faire presque tout le tour de la ville, de sorte que nous arrivions seulement vers 13 h au camp du 2° Etranger (3). De là on renvoya les légionnaires du 1° au D.I.M. (Dépôt des Isolés Métropolitains) (4) - encore une demi-heure de marche avec tout le paquetage sur le dos - bon Dieu quel bourdon ! Finalement je trouvais un petit bicot (5) qui me portait mon barda (6) et, la soupe mangée, on se couchait faire la sieste sur la paille, car il faisait rudement chaud. Le soir je suis allé visiter le grand souk (marché) en face du camp. Ce sont des centaines de baraques de mercantis (7) qui vendent tous les articles possibles et imaginables, des cafés maures qui servent le café arabe et le thé, des bistros, des cinémas, des marchands de crêpes, de brioches, de mouton grillé, de journaux, cartes postales etc. Il va sans dire que quelques établissements dits “hygiéniques” (8) avec des mauresques affreusement tatouées ne manquent pas non plus.
Le lendemain je suis allé en compagnie d’un Caporal de ma Compagnie et de deux légionnaires du Bataillon visiter la ville de Fez dont le camp est distant de 3 km environ. Des omnibus font du reste la navette et sont toujours combles. Les murs crénelés de Fez sont beaucoup mieux conservés que ceux de Taza. Ils possèdent de nombreuses portes (en partie très jolies) et une quantité considérable de tours et de bastions. Nous sommes entrés par la porte du “Mellah” c.à.d. du quartier juif qui est le plus moderne. Sur la Place du Mellah, il y a le théâtre, un joli café avec une vaste vérandah, un café-concert et quelques hôtels. Les bâtiments sont un mélange de constructions européennes et marocaines ; on a utilisé sans doute ces dernières pour en faire des maisons tant soit peu confortables. La vue est donc très pittoresque d’autant plus que le trafic y est considérable et que beaucoup de voitures stationnent sur la place. La rue principale du Mellah y aboutit, assez étroite et très animée. On y voit des magasins innombrables, des cafés, restaurants et boutiques de toutes sortes occupent les rez-de-chaussée des maisons très hautes. La foule des Arabes crie, gesticule et court, les voitures et autos filent malgré le peu de largeur et à chaque instant un arc ou une vieille porte surplombe les rues. Par ci par là quelques hôtels assez propres aux noms pompeux : “Maroc Hôtel”, “Hôtel de la Résidence”, “Lux-Hôtel” etc. Ce qui frappe surtout, c’est le fait que presque tout le commerce est entre les mains des juifs. Ceux-ci sont faciles à reconnaître à leur chéchia noire, alors que les Arabes portent la chéchia rouge comme les zouaves et tirailleurs, mais ronde en haut et plus plate. Les barbes noires et les nez crochus font du reste également reconnaître les juifs qui parlent presque tous le français assez couramment (9). A droite et à gauche de la rue principale se trouve un dédale de ruelles plus étroites encore et dans une ou plusieurs d’entre elles sont groupés les différents métiers et commerces : les fruitiers, ferblantiers, cordonniers, joailliers, menuisiers, serruriers etc. etc. On trouve donc une ou plusieurs de ces petites rues occupées exclusivement par des ferblantiers travaillant à boutiques ouvertes et n’employant pour ainsi dire que les vieilles touques (10) et bidons ayant contenu de l’huile, de la graisse végétale, du pétrole etc. Ils en font toutes sortes d’articles, des cafetières, théières, blindages de portes, enfin tout ce qui est fait en fer-blanc. Les joailliers et argentiers sont très nombreux, dans leurs boutiques on voit la fonte des métaux au creuset, la coulée etc. 95% de tous ces petits patrons sont encore des juifs et tous emploient aussi beaucoup d’enfants à partir de 6-8 ans (11)! Mais dans toutes ces boutiques je n’ai pas trouvé une bague ou un  bijou vraiment artistique que j’aurais voulu t’envoyer comme étrennes. Ce sont des bijoux grossiers, de sorte que, ne trouvant rien de ce qui t’aurait fait vraiment plaisir, je dois attendre une occasion pour choisir quelque chose pour toi...
L’arsenal du Sultan (12), aujourd’hui employé par les Français pour la construction d’armes, d’aéroplanes etc. se trouve dans une vaste cour à laquelle on accède par deux portes ornées de mosaïques très artistiques dont tu possèdes une vue. Les fontaines en mosaïque se trouvent pour la plupart dans les cours des mosquées ; elles sont merveilleuses dans leur jeu de couleurs éclatantes et l’harmonie de leur composition. Les mosquées, du moins les principales, sont jolies vues de loin, mais ne gagnent pas - extérieurement - vues en détail.
Dans la “Médinah” (13) on peut errer pendant des heures et se perdre parmi les ateliers et maisonnettes de toutes sortes. Les palais du sultan se trouvent dans les vastes jardins qui encerclent la ville ; j’aurais bien voulu entrer, mais il n’y avait pas moyen. 
De Fez à Meknès on fait environ 70 km en chemin de fer stratégique (Decauville) (14) et on voit une belle route, comme les grandes routes nationales en France, construite par les prisonniers allemands (15). J’ai vu très peu de choses de Meknès, car j’étais tellement abruti par ce long voyage que j’ai résolu avec un Caporal de la 24° de ne pas rester les 9 jours prévus à Meknès pour faire ensuite en 3 jours la route à Aïn Leuh à pied. Nous avons donc pris l’auto-camion le lendemain de notre arrivée à Meknès et sommes arrivés le même soir à Aïn Leuh rejoindre enfin notre Compagnie et permettant à la nouvelle série de permissionnaires (dont Kern et Ramsbott) (16) de partir via Casablanca-Bordeaux. L’histoire nous a coûté 15 Frs. à chacun mais le séjour à Meknès et les 3 jours de route auraient coûté davantage, alors que comme cela il n’y avait pas d’autres dépenses.
Le pays ici est moins montagneux (17) que celui de Taza et les autos font les 95 km de Meknès à Aïn Leuh sans escorte ; les tribus d’ici sont réellement pacifiées. Il y a bien eu, il y a 7 ou 8 ans, l’émeute sanglante (18) de Fez dont les traces apparaissent encore dans les maisons écroulées et non reconstruites et les trous d’obus dans les murs, mais c’était plutôt une exception. Les routes sont bien meilleures que dans l’Occidental, et dans la dernière colonne il n’y a pas eu un coup de fusil (19). Le temps est magnifique depuis mon départ de Tissa : pas une goutte d’eau. Les matins par exemple sont très frais et on voit de la glace, mais à partir de 8 h il fait bon et beau. La vue se repose dans la plaine s’étendant jusqu’aux montagnes au fond. A droite (20) une vaste chaîne de montagnes couverte de forêts de cèdres et chênes verts.
Nous sommes dans des baraques Adrien (21) (comme les prisonniers à Bx-Suisse) munies chacune de 2 poêles. Comme le bois est abondant, on ne fait point d’économies pour le chauffage. Comme logement nous sommes mieux qu’à Taza ; le bureau aussi est clair et bien chauffé. On m’a groupé (22) de suite pour y entrer et il me sera difficile d’en sortir !
Ne crois pas que je te cache des souffrances, chérie. Je ne souffre réellement pas d’autre chose que de l’état de la guerre et de mon éloignement de toi et des enfants. La nourriture n’est point mauvaise et je suis persuadé que pas mal de ceux qui la critiquent n’ont pas toujours aussi bien mangé chez eux. Bien sûr, ce n’est ni la cuisine bourgeoise ni le “Chapon Fin” (23) de Bordeaux, mais en tenant compte des circonstances il n’y a pas à se plaindre. Nous avons un lit avec matelas en crin et 3 couvertures avec “Sac à couchage” (dit sac de viande). Un lavoir se trouve à 10 m de nos baraques.
Comment vas-tu, Chérie et comment vont les enfants ? Parlent-ils beaucoup de moi et en quels termes ? Oh ces longs intervalles dans la correspondance c.à.d. les courriers !
Clémenceau (24) a eu, paraît-il, un succès monstre à la Chambre d’après les dépêches affichées, mais qui ne balance pas le grave échec italien (25).
Je t’embrasse bien tendrement
  
Paul


P.S. Nous allons faire le 27 un convoi de 3 jours mais je t’écrirai encore avant. 

Rue du Mellah à Fes (Georges Miquel)


Notes (François Beautier)
1) - « carte du 22 » : ce courrier manque.
2) - « Ain Kansera » : bourgade située sur la route de Tissa à Fès, à une vingtaine de km à vol d’oiseau au nord-est de Fès. Il semble donc que Paul ait confondu au début de cette phrase « Taza » et « Tissa ».
 3) - « 2° Étranger » : Paul appartient au 1er Régiment étranger. Ces deux formations appartiennent à la Légion.
4) - « Dépôt des Isolés Métropolitains » : cette distinction ségrègue les soldats par zones de recrutement (colonies d’Afrique et d’Asie, métropole), c’est-à-dire, à l’époque, pratiquement par origine ethnique (on disait alors « par race »).
5) - « un petit bicot » : il ne s’agit pas d’un animal de bât, mais bien d’un Arabe, pauvre ou de petite taille… 
6) - « barda » : ce mot d'origine arabe (signifiant selle, ou bât) désigne en argot militaire le paquetage du soldat.
7) - « mercantis » : ce mot d’origine italienne désigne originellement les marchands. Cependant, il a aussi le sens péjoratif de « personne avide faisant argent de tout » et appartenait à ce titre au vocabulaire de l’antisémitisme français ordinaire. 
8) - « établissements dits hygiéniques » : lupanars ou « maisons de tolérance » et officiels « bordels militaires de campagne ».
9) - « assez couramment » : cette différence de compétence linguistique n’est pas la moindre de celles que rapporte Paul entre les deux peuples. D’ailleurs, ici (une fois n’est pas coutume), les Arabes ont droit à une majuscule alors que les Juifs (pourtant clairement considérés comme membres d'un peuple et non comme fidèles d'une religion) en demeurent privés. Paul utilise-t-il ces poncifs antisémites vulgaires (ordinaires) pour cacher (et se cacher) sa propre judaïté ? Ou est-il doué d’un sens particulièrement affuté de l’humour (dans ce cas, juif) et de l’auto-dérision ?
10)  - « touques » : récipients en fer blanc, de toutes tailles, servant à conserver des denrées très diverses (conserves alimentaires, combustibles liquides…).
11) - « de 6-8 ans » : il semble hélas que non, il ne s’agissait pas d’humour… 
12) - « du Sultan » : il s’agit depuis 1912 de Moulay Youssef. 
13) - « la Médinah » : en fait « la médina », la vieille ville arabe, par opposition aux quartiers modernes coloniaux. Celle de Fès était déjà réputée pour son étendue et sa richesse.
14) - « Decauville » : nom de l’entreprise française créatrice des locomotives, wagons, rails et autres équipements des chemins de fer à voie étroite les plus répandus en France entre 1870 et 1950. Ces matériels étaient habituellement utilisés dans les grandes exploitations agricoles, les carrières, mines, chantiers de travaux publics, arsenaux et forts militaires. Pendant la Grande Guerre, le général Lyautey appuya toute sa stratégie de maintien de la paix et de la présence française au Maroc sur le renforcement des liens entre les deux « poches de la besace » (les Maroc occidental et oriental, selon Lyautey) par le couloir de l’Innaouen, c’est-à-dire par le « chaînon d’acier » (dixit Lyautey) constitué par la route et la voie ferrée reliant Fès à Taza.
15) - « prisonniers allemands » : la Convention internationale de la Haye signée en 1907 permettait aux administrations civiles des États (exclusivement) d’employer à des travaux civils les soldats et sous-officiers prisonniers de guerre (les officiers étant exclus). Les chantiers de modernisation de la route et de construction de la voie ferrée Fès-Meknès employèrent effectivement à partir d’octobre 1914 un fort contingent des quelques 6 000 prisonniers allemands concédés par la France au Résident général Lyautey pour le développement du Maroc. L'utilisation de soldats allemands en uniforme dans des chantiers employant aussi des « indigènes » fut décrit comme déshonorant par la presse allemande et suscita des représailles sur au moins 30 000 prisonniers français en Allemagne. Cependant, le manque de main d’œuvre en France métropolitaine conduisit le gouvernement français à « rapatrier » progressivement ces prisonniers allemands en métropole à partir d’avril 1916. À la fin 1917, époque où Paul en rappelle le souvenir par cette lettre, la France n’en employait plus aucun au Maroc.
16) - « Kern et Ramsbott » : pour la première fois nommés ici, ces deux personnes dont Marthe connaît apparemment au moins les noms, sont vraisemblablement des Légionnaires collègues de Paul. 
17) - « moins montagneux » : Paul, arrivé de nuit, semble n’avoir pas bien vu le relief. En effet, alors que Taza s’étendait à 500 m d’altitude avec des sommets proches culminant à 1 500 m, Aïn Leuh contrôle un col à plus de 1000 m et s’adosse à un massif dépassant les 2 000 m.
18) - « émeute sanglante de Fès » : les Marocains nationalistes hostiles à la collaboration de plus en plus évidente du Sultan avec la France colonisatrice, déclenchèrent dans la capitale royale (Fès), le 14 mars 1911, lors de la fête religieuse du Mouloud, une agitation émaillée de meurtres de Français et de notables marocains qui s’étendit aux tribus dissidentes voisines et qui dura jusqu’en avril. La répression française conduite par le général Gouraud fut - à titre d’exemple - aussi disproportionnée que possible, et ses traces en furent pédagogiquement conservées. Pour autant, un an plus tard, la ville se souleva de nouveau lors de la signature du Protectorat français, le 30 mars 1912. Lyautey l’en punit en y renforçant la garnison française et en déplaçant à Rabat le siège de l’administration centrale du Maroc sous protectorat français. Depuis lors Fès n’est plus que la capitale culturelle traditionnelle du royaume marocain, mais sa forte fonction militaire lui assura une certaine prospérité.
19) - « coup de fusil » : effectivement, le secteur du Rif au nord de la ligne Fès-Taza est alors tranquille. Mais au même moment, à faible distance, des escarmouches sérieuses opposent le groupe mobile de Taza aux rebelles qui tentent de contrôler les abords et accès sud-est et sud-ouest de la ville. Et ces désordres s'étendent de plus loin au sud du fait de l’activité des foyers de rébellion du sud-ouest du Moyen Atlas et du nord-est du Haut Atlas marocain. 
20) - « à droite » : Paul regarde vers le nord. À sa droite grimpent vers le nord-est les hauteurs forestières du Moyen Atlas. À sa gauche s’étalent les collines du piémont et les plateaux de l’avant-pays, qui constituent le Pays des Zayanes (ou Zaër Zaïane), alors toujours en ébullition depuis la grave défaite infligée par ces rebelles berbères à l’armée française, le 13 novembre 1914, près du village de El Herri, à 55 km à vol d’oiseau au sud-sud-ouest de Aïn Leuh.
21) - « baraque Adrien » : en fait Adrian, du nom de leur inventeur, l’ingénieur militaire Louis Auguste Adrian, précédemment inventeur du casque d’acier français. Ces baraques facilement démontables et mobiles servirent effectivement aussi à loger des prisonniers allemands (et italiens) à Bordeaux (« Bx. »), notamment sur le port, dans l’enceinte de la gare Saint-Jean, dans la prison militaire de la caserne Boudet (ancienne gare de Ségur), dans les quartiers de Queyris et de Bruges, ainsi que dans les localités de Blaye (dans la citadelle), Bassens (dans le camp américain ouvert depuis juillet 1917), Pauillac, Villenave d’Ornon, Saint-Médard-en-Jalles, etc.
22) - « on m’a groupé » : en français civil courant « le chef m’a affecté » (à l’administration).
23) - « Le Chapon fin » : haut lieu de la gastronomie bordelaise, aujourd’hui toujours renommé.
24) - « Clémenceau » : Georges Clemenceau - dont Paul a déjà parlé dans sa lettre du 10 juillet 1915 - a été nommé Président du Conseil des Ministres et Ministre de la Guerre le 16 novembre 1917. Paul évoque son discours d’investiture au Parlement, le 20 novembre, et l’ample approbation de son célèbre mot d’ordre ultra-belliciste : « Plus de campagnes pacifistes, plus de menées allemandes ; ni trahison, ni demi-trahison ; la guerre, rien que la guerre… » (cette orientation sera confirmée le 8 mars 1918 par le très obstiné slogan : « Politique intérieure, je fais la guerre ; politique extérieure, je fais toujours la guerre ! »).
25) - « échec italien » : allusion à l’enfoncement des lignes italiennes par les troupes austro-allemandes à Caporetto, achevé le 9 novembre 1917. Paul manque sans doute de nouvelles de la Russie, en révolution depuis le 6 novembre et qui vient de décréter unilatéralement la paix sans annexion ni indemnité, le 15 novembre (elle demandera le 26 novembre - lendemain de cette lettre - l’ouverture de négociations avec la Triplice).

dimanche 19 novembre 2017

Lettre du 20.11.1917

Couverture de la revue Le Pays de France, novembre 1917


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Aïn Leuh (1), le 20 Novembre 1917

Ma Chérie adorée,

Enfin, Enfin - 6 lettres à la fois venues par le paquebot qui a quitté Bordeaux le 10 pour Casablanca, y compris celle adressée à Taza : 28/10, 2-4-7 et 10 courant ainsi qu’une enveloppe contenant copie de la lettre de Penhoat à Me Crimail et celle que tu as écrite à Me Palvadeau. Je t’ai écrit après Oran d’Oudjda, de Taza, d’El Trarka (2), de Tissa et toute une série de cartes de Fez (3). En arrivant ici le 18, je t’ai adressé aussitôt une carte (4), désolé comme j’étais d’être sans tes nouvelles. Car il n’y a que 3 courriers par mois, partant de Bordeaux les 10, 20 et 30 de chaque mois et 3 en sens inverse partant de Casablanca les 1°, 11 et 21. Ne t’impatiente donc pas et sois persuadée que je t’écrirai très régulièrement, aussi bien pour te faire plaisir que pour ma propre satisfaction. Car je te répète que jamais tu ne m’as été plus proche que depuis cette permission. C’est là un phénomène que je ne puis m’expliquer que par ceci : C’est que dans ces 3 ans d’Afrique j’ai été tellement privé de tendresse et de bonté, d’amour en un mot, que notre union, notre vie commune m’ont paru comme un idéal tout pur ... Et comme lors de mon séjour auprès de toi tu as répondu à toutes mes idées et illusions, que pendant ces 3 semaines cet idéal et ces rêveries étaient devenues la réalité toute lumineuse et belle, je suis reparti comme je suis arrivé, le coeur rempli d’une espèce de mélange composé de tendresse, d’amour, du désir de te plaire et de te faire plaisir, et enfin de tristesse et de désespoir de te quitter pour 1 an au moins encore. Je voudrais bien et j’espère bien qu’il en soit ainsi jusqu’à la fin de notre vie et je suis toujours tenté de te faire des promesses comme seul un amoureux peut les faire ... Tu es et restes pour moi l’unique préoccupation sentimentale et bien que j’eusse désiré recevoir de temps à autre une lettre - comment dirai-je - me rappelant ces heures douces passées maintenant, je me résigne tant bien que mal avec tes explications, m’émouvant déjà en lisant par ci par là “Mein Herzlieber Mann” (5) et me persuadant qu’après tout ce que tu m’as donné rien que pendant ces dernières semaines, tu dois logiquement avoir vis à vis de moi les mêmes sentiments que j’ai pour toi.
Si donc, comme cela est inévitable, nous ne sommes pas toujours d’accord sur un sujet quelconque et que je défend mon opinion, ce n’est point pour te contrarier, mais parce qu’à mon avis c’est préférable de faire ainsi.
Ceci dit, il est au fond superflu de m’étendre sur le sujet de ta lettre du 4, sujet que tu défends si courageusement tout en étant la première intéressée. S’il en est ainsi - et il fallait bien s’y attendre nach diesem Liebesrausch* - il n’y a qu’à s’incliner. Und nichts in der Welt möchte ich, dass du irgend eine Gefahr laufst**, mais j’aurais voulu que tu en parles franchement à Melle Campana (6) en lui demandant si dans ce premier début de l’affaire que tu traverses en ce moment, il n’y a aucun inconvénient à poursuivre ta gymnastique (7) par exemple.
Denn was mir in tiefster Seele weh tut, ist der Gedanke, dass du inmitter fremder Menschen von denen - ausgenommen vielleicht Hélène - sich keiner an Dir näher interessiert, die schweren Tage durchleben sollst, ohne dass Ich bei Dir sein kann. Und dann  bist Du dermassen von diesen elenden Kriege influencée, nimmt Du dermassen und so leidenschafflich Anteil an diesem Drama, dass du nicht ohne Anfluss auf das Kind bleiben kann.***
Donc consulte Melle Campana, et ce que tu fais sous ce rapport sera bien fait. Mais surtout ne cours aucun risque quel que soit le conseil du médecin.
Où je ne suis plus d’accord avec toi c’est lorsque tu mêles des sentiments aux affaires en disant que tu ne passeras probablement plus chez Maître Lanos (8) puisqu’il t’a froissée par sa conduite. Mais, mon enfant, nous avons besoin de cet avocat qui seul peut intervenir pour cette affaire (9) des fonds et titres à Bordeaux, et comme il faut absolument qu’elle soit réglée le plus promptement possible, je te prie instamment d’aller voir Me Lanos pour voir où en est cette affaire. 
Pour ce qui concerne Me Palvadeau, tu verras dans le dossier que j’ai accepté le prix de 25 000 Frs. moins 1 150 Frs. reçus de Nantes en 1917, soit 23 850 Frs. comme dernier prix. Penhoat a bien fait d’écrire comme il l’a fait à son avocat. Mais il vaut mieux pour nous d’attendre le jugement du Tribunal de Commerce de Nantes dans l’affaire des prélèvements, jugement qui en même temps tranchera la question de mes propres prélèvements. Me Palvadeau le sait du reste parfaitement et ne tentera sans doute rien avant le jugement. L’essentiel est naturellement d’aller vite et il est essentiel aussi en cas de dissolution judiciaire qu’une provision aussi élevée que possible soit versée par le liquidateur à Mr. Penhoat et moi, c.à.d. entre les mains de nos représentants respectifs (10).
Combien le notaire a-t-il fait payer la procuration ? Mr. Penhoat a peut-être raison sur la question des “restrictions” et j’accepterais de ne pas faire les opérations dont s’occupe la maison L. L. et Cie dans tous les ports où elle possède actuellement des succursales (11).
Je te parlerai dans une prochaine lettre du reste de mon voyage et notamment de Fez et d’Aïn Leuh. N’as-tu pas reçu aussi pour moi une grammaire espagnole que “le Sergent Bronté” (12) de Saleh-Rabat m’avait adressée ici et que le Sergent-Major a fait suivre à Caudéran ?
En fait de journaux, tu serais bien gentille de m’expédier chaque mois les N° des 7 et 8, 17 et 18, 27 et 28 du ”Pays” (13) ou de “l’Oeuvre” (14), de façon à ce que ces numéros partent juste avec le paquebot pour arriver ici 8 jours plus tard.
Mille baisers et caresses pour toi et les enfants. Le bonjour pour Hélène.

Paul

Du reste, rien ne prouve que Me Lanos se rappelle exactement de ses conversations avec toi et des détails. D’autre part - et même si c’était le cas - un homme d’affaires cherchera toujours à s’excuser d’une négligence.

*après toute cette passion amoureuse

**Et je ne voudrais pour rien au monde que tu coures un risque quelconque, ...

***Car ce qui me fait souffrir au plus profond de mon âme est la pensée que tu doives passer des jours difficiles entourée d’étrangers - à l’exception peut-être d’Hélène - dont aucun ne s’intéresse de près à toi, sans que je puisse être à tes côtés. Et puis tu es tellement influencée par cette malheureuse guerre, tu prends part à ce drame avec tant de passion que cela ne peut point rester sans influence sur l’enfant.


Notes (François Beautier)
1) - « Aïn Leuh » : Paul a parlé pour la première fois de ce poste, où est dorénavant affectée sa compagnie, dans son courrier du 4 novembre 1917. En la rejoignant, il passe du secteur militaire de Taza, dans l’ouest du Maroc oriental, à celui de Meknès, dans l’est du Maroc occidental. Et d’un milieu habitable, presque partout peuplé de paysans sédentaires, à une forêt d’altitude pratiquement vide d’hommes et sillonnée de multiples petites voies de passage à travers le Moyen Atlas servant essentiellement à des éleveurs et commerçants nomades (et, à cette époque, à des groupes de rebelles).
2) - « El Trarka » : poste dans lequel Paul a fait étape entre Taza et Tissa (voir sa lettre du 12 novembre 1917). Le courrier qu’il y a posté à destination de Marthe ne figure pas dans la liasse de ceux qui ont été retrouvés.
3) - « cartes de Fès » : ces cartes postales manquent aussi.
4) - « une carte » : idem.
5) - « Mein Herzlieber Mann » : « mon très cher époux ».
6) - « Mlle Campana » : cette personne, plusieurs fois nommée depuis septembre 1915 est vraisemblablement l’infirmière ou le médecin de la famille.
7) - « gymnastique » : Marthe est enceinte, elle l’a vraisemblablement annoncé à Paul dans sa lettre du 4 novembre, à laquelle il se réfère. Du coup on peut comprendre le risque que prend Paul en lui écrivant en allemand (puisque sa naturalisation française dépendra des preuves qu’il aura données de s’être durablement éloigné de l’Allemagne et de sa culture) : c’est pour (r)établir avec son épouse une intimité qui protège la pudeur de Marthe (et la sienne aussi) et qui lui permet de se présenter à elle à la fois comme un époux et un père (de ses enfants, mais aussi d’elle-même)... 
8) - « Maître Lanos » : Paul écrit pour la première fois en toutes lettres le titre de son avocat, sans doute pour impressionner Marthe qui, à ses yeux, se comporte comme une enfant (dont il se fait le père).
9) - « cette affaire » : Paul prend ici le ton autoritaire d’un père (celui de Marthe, et non plus de leurs seuls enfants).
10) - « nos représentants respectifs » : les affaires judiciaires en cours (levée du séquestre et restitution du capital investi par Paul et Penhoat dans la société Leconte) semblent avancer depuis que Paul, au cours de sa permission, a rencontré ses avocats de Nantes (Me Palvadeau) et de Bordeaux (Me Lanos).
11) - « succursales » : il apparaît que L. Leconte conditionne la dissolution de la société fondée par lui sous son nom à l’engagement que Paul devra prendre de ne pas concurrencer ladite société partout où elle exerce déjà ses activités.
12) - « le sergent Bronté » : sans doute un ami de Paul, affecté à Salé (et non Saleh) près de Rabat.
13) - « du Pays » : il s’agit de l’hebdomadaire massivement illustré de photographies « Le Pays de France », originellement touristique puis exclusivement consacré aux nouvelles du front dès le début de la guerre. 

14) - « l’Œuvre » : quotidien de Gustave Téry, dont Paul apprécie le style non-conformiste et les positions pacifistes depuis qu’il a publié en feuilleton « Le Feu » d’Henri Barbusse. Le séquençage par décades des envois qu’imagine Paul en fonction des dates de parution s’applique aux éditions de ce quotidien et non à celles de l’hebdomadaire « Le Pays de France ».