mercredi 13 septembre 2017

Lettre du 14.09.1917

Le Félix Touache
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Foyer du Soldat
Oran, le 14 Septembre 1917

Chérie,

La situation commence à devenir critique : le S/S “Félix Zouache” (1) qui devait partir hier, a différé son départ parce que des sous-marins sont signalés et ont torpillé - paraît-il - (2) 2 bateaux dans ces parages. J’avais compté fermement partir aujourd’hui et regrette presque de ne pas t’avoir télégraphié avant-hier de m’envoyer un peu d’argent, car je suis à sec. Voilà 3 semaines que je suis parti de Taza ... jamais je n’aurais cru que je resterais aussi longtemps en route. Je vais aller ce soir au Dépôt de la Légion voir s’il y a possibilité d’y coucher ... c’est la misère en plein.
Et encore partira-t-on demain ? That is the question (3) ! Bon Dieu de bon Dieu, je n’avais pas cru rentrer dans des conditions pareilles !!! Je suis bien entendu sans tes nouvelles depuis mon départ de Taza, ce qui n’est point pour remonter le moral. J’espère toutefois que tu auras reçu régulièrement mes lettres et cartes de façon à ce que tu ne me croies pas au fond de la grande bleue !
Et là-dessus je te quitte, désespéré de ne pas pouvoir passer le 16 Septembre (4) avec toi.
Embrasse les enfants et reçois toi-même mes meilleurs baisers.

Paul

Notes (François Beautier)
1) - « Zouache » : en fait Touache.


2) - « paraît-il » : l’hypothèse d’un torpillage par un sous-marin ennemi est à cette époque très largement crédible : les annales attestent une très grande fréquence de ces attaques. Cependant Paul la met en doute par ce « paraît-il » , peut-être parce que les noms des navires visés ne sont pas précisés par la presse, alors qu’ils l’étaient systématiquement. Il n’est donc pas sûr que Paul ait été précisément informé du torpillage, ce jour même du 14 septembre 1917, d’un cargo de la Compagnie des Chargeurs réunis, l’Amiral de Kersaint qui, effectuant la liaison Oran-Marseille, rencontra en vue de la côte espagnole un sous-marin allemand - le U-64 - qu’il attaqua d’abord au canon avant d’en recevoir des coups décisifs qui le coulèrent rapidement, entraînant la mort de 8 marins, le reste de l’équipage étant pour partie fait prisonnier et pour l’autre s’échappant en canot vers la côte, à moins de 10 km.
3) - « That is the question » : « telle est la question » (expression célèbre du Hamlet de Shakespeare). La suite (« Bon Dieu de bon Dieu ») laisse entendre que Paul - à ce moment précis - n’y voit pas une citation distractive : il en va de sa survie… 
4) - « le 16 » : ce jour anniversaire du mariage du couple, Paul embarquera finalement sur le vapeur Félix Touache en partance pour Port-Vendres (voir sa lettre à venir du 31 octobre 1917).

lundi 11 septembre 2017

Lettre du 12.09.1917

Le fort Sainte Thérèse

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Foyer du Soldat
Oran, le 12 Septembre 1917

Ma Chérie,

Le S/S “Félix Zouache” (1) n’arrivera que demain et partira donc vendredi 14 seulement. Tu penses si cette attente nous énerve et nous ennuie ... Car comme le Dépôt des Isolés d’ici est un bouge infect (2) où l’on est forcé, si l’on y rentre, de rester enfermé toute la journée, nous nous arrangeons, tant bien que mal, de coucher à l’hôtel et de manger en ville. Et comme à l’Hôtel Jeandho (3) on payait 6 Frs. par jour (chambre comprise) nous avons loué aujourd’hui une chambre dans une maison particulière à nous 4 (1 Fr. par homme et par jour) ... Pourvu que le bateau arrive seulement demain, car si cela continuait comme cela, nous devrions bientôt coucher sur les bancs des jardins, car nous ne voulons pas entrer au Dépôt des Isolés. La Légion a bien un dépôt ici qui occupe le Fort Thérèse (4), et qui est très propre, mais il est destiné seulement aux arrivants qui se sont engagés ...
Dans les étalages, on voit des petits pioupious  (5) en or, baïonnette au canon, avec inscription “La France vous remercie”. Mais quand le pioupiou n’est pas en or, quand il est en chair et en os, ce n’est pas la même chose. Lorsque nous échangeons nos idées avec d’autres permissionnaires que nous avons connus à Oudjda, on entend des propos qui s’accordent très peu avec les articles patriotiques et ardents des journaux (6). Si cette crise des transports continue, je crains que quelque permissionnaire d’ici, poussé par la misère, ne fasse un mauvais coup, un crime quelconque pour se procurer de l’argent.
Enfin, on espère toujours se rattraper un peu en France avec sa famille, car sans cela la permission serait plutôt une punition (7).

Ton Paul

P.S. Si l’on ne part pas le 14, tout le monde va réclamer à la Place ... (8)



Notes (François Beautier)
1)  - « Zouache » : en fait Touache.
2) - « un bouge » : ici au sens de taudis.
3) - « Hôtel Jeandho » : cet établissement n’a pas laissé de trace durable dans l’Histoire.
4) - « Fort Thérèse » : officiellement « Fort Sainte-Thérèse », fortin arabe d’avant-poste du nord-est de la casbah d’Oran (citadelle arabe) ; pris, reconstruit et baptisé « San Teresa » par les Espagnols au XVIIIe siècle ; pris, consolidé et rebaptisé « Sainte-Thérèse » par les Français au XIXe. 
5) - « pioupious » : surnom des jeunes recrues inventé en 1838 par l’auteur comique Antoine François Varner. Pendant la Grande Guerre, ce surnom désignait affectueusement tous les Poilus et leurs innombrables représentations (images, soldats de plomb, poupées, biscuits…). Pendant les mutineries de 1917, il réveilla le souvenir de la révolte du 17e Régiment d’Infanterie qui, à Béziers en juin 1907, avait fraternisé avec les vignerons protestant contre l’importation massive, par Oran, de vin d’Algérie, ce qui avait inspiré au célèbre Gaston Montéhus l’inoubliable chanson antimilitariste « Gloire au 17e », dont le refrain disait « Salut, braves pioupious, chacun vous admire et vous aime ! ».
6) - « ardents des journaux » : Paul, qui avait déjà plusieurs fois constaté et dénoncé la présence d’informations de propagande dans la presse, se fait ici non plus le témoin mais la victime révoltée du « bourrage de crâne ». 
7) - « une punition » : ce jugement personnel de Paul ouvre des perspectives encore inexplorées sur le sens, ou l’utilité, des difficultés entachant les permissions des soldats.
8) - « la Place » : il s’agit de la Place d’Armes à Oran, site traditionnel des défilés militaires, où les permissionnaires mécontents menacent de manifester. On sent que le souffle des mutineries en métropole a traversé la Méditerranée...


samedi 9 septembre 2017

Lettre du 10.09.1917

Le Paquebot le Moïse (Navires 14-18)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Foyer du Soldat
Oran, le 10 Septembre 1917

Ma Chérie, 

Arrivé le 8, à 24 h à Oran, je t’ai envoyé une carte hier pour t’annoncer que je vais m’embarquer mercredi ou jeudi (13 ou 14 courant) (1) sur le S/S (2) “Félix Zouache” (3) à destination de Port-Vendres, de sorte que j’espère arriver le 16 à Bordeaux, jour qui fut si important pour nous ! (4)
Nous nous promenons dans cette belle ville d’Oran aux 1000 palmiers, aux maisons luxueuses et confortables, et où la vie est certainement bien meilleur marché qu’en France. Aujourd’hui, nous avons découvert ce fort bel établissement, “le Foyer du Soldat” (5), où le café, la bière, les sirops etc. ne coûtent que 2 sous et où le papier et l’affranchissement des lettres sont gratuits.
Hier, on s’est promené dans le port, assistant au départ du “Moïse” (6) pour Marseille, tâtant ces vieux charbons et briquettes anglaises et contemplant la grande bleue qui s’étend à perte de vue. Mais la côte est rocheuse, des falaises (7) partout.
Et je pense tout le temps à toi ma chérie, à la joie de te revoir après presque 3 ans de séparation. Je regarde ton cher visage sur la petite photo aux yeux si douloureux et si lointains ...
Le temps est lourd et reste couvert ; des permissionnaires se promènent partout, mais la vie paraît normale.
En attendant de te serrer dans mes bras je t’embrasse du fond du coeur.


Paul



Notes (François Beautier)
  
1) - « 13 ou 14 courant » : la veille, la date de départ était prévue le 12 ou le 13.
2) - « S/S » : cette indication précédant le nom d’un bateau signifie « steamer ship », c’est-à-dire « navire à vapeur ».
3) - « Zouache » : en fait Touache.
4) - « important pour nous » : le 16 septembre est la date anniversaire de mariage du couple.
5) - « Foyer du soldat » : selon les régiments et garnisons, cet établissement polyvalent (bar, cafétéria, commerce de petites marchandises personnelles destinées aux soldats) pouvait s’étoffer de services variés (atelier de photographe, vendeur de souvenirs, restaurant, café-théâtre, bureau de poste…). Celui d’Oran, ouvert au grand nombre de soldats incorporés sur place ou transitant par le port ou la ville, était sans commune mesure avec celui que Paul avait connu à Taza.
6) - « le Moïse » : ce paquebot de la Compagnie générale transatlantique, lancé en 1880, remotorisé en 1891, était habituellement affecté à la ligne Alger-Marseille (en longeant le plus souvent la côte espagnole, pendant la Grande Guerre, via Port-Vendres). En juin 1916 et en février 1917 il échappa à la poursuite de sous-marins allemands.
7) - « falaises » : Paul a manifestement conservé l’habitude professionnelle d’évaluer les ports et les charbons.

vendredi 8 septembre 2017

Carte postale du 09.09.1917

Carte postale Paul


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Oran, le 9 Septembre 1917

Chérie, 

Me voici une étape plus près de toi ! Nous devons embarquer mercredi ou jeudi (12 ou 13) sur le “Félix Zouache” (1) pour Port-Vendres de sorte que je compte arriver samedi prochain ou dimanche. 
Mille baisers pour toi et les enfants.


Paul




Note (François Beautier)
- « Félix Zouache » : en fait « Félix Touache », du nom de l’un des fondateurs de la Compagnie maritime de navigation mixte (à voile et à vapeur) créée à Marseille en 1850. Il s’agit ici d’un paquebot lancé en 1889. Il fut, pendant la Grande Guerre, armé d’un canon de 75 mm et servit de transport de troupes et de munitions. L’explosion de sa cargaison à Port-Vendres le 10 novembre 1918 tua 5 marins et le coula au port mais ne mit pas fin à sa carrière : renfloué et transformé en cargo à vapeur, il navigua jusqu’en 1930.


mercredi 6 septembre 2017

Carte postale du 07.09.1917

Carte postale Paul


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Dépôt des Isolés
Oudjda, le 7/9 17

Ma Chérie,

Cela commence à devenir tout de même long ici à Oudjda ! Heureusement que le grand Kaïd (1) m’a promis que je serai le 16 avec toi, sans cela je pourrais désespérer, car voilà près de I5 jours qu’on est partis de Taza.
Bons baisers et à bientôt.


Paul


Note (François Beautier)
1) - « le grand Kaïd » : cette expression d’origine arabe (le caïd étant le chef) désigne en argot militaire le chef de corps, c’est-à-dire le plus souvent le colonel du régiment.


dimanche 3 septembre 2017

Carte postale du 04.09.1917


Carte postale Paul

Mademoiselle Suzanne Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran



Oujda, le 4-9-17


Ma chère petite Suzette, 

Voici une vue du camp où je me trouve, et qui est très vaste et bien aménagé. Je pense partir d’ici dans quelques jours, et arriverai peut-être dimanche à Bordeaux. 
Meilleurs baisers pour toi, Maman, Geo et Ali; le bonjour pour Hélène.

Paul


samedi 2 septembre 2017

Lettre du 03.09.1917

Carte postale Forum Dafina


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Dépôt des Isolés (1)
Oudjda, le 3 Septembre 1917

Ma Chérie,

Voici 8 jours que j’ai quitté Taza en compagnie de quelques camarades qui doivent, comme moi, faire route vers Port-Vendres, et le temps commence à nous paraître long dans cette usine. D’abord, on a goûté au fur et à mesure qu’on descendait (2) à l’arrière, la réapparition de la civilisation. A Taourirt (3) nous avons dîné dans un restaurant potable, les pieds sous la table, mangeant à notre faim et buvant à notre soif. Ici à Oudjda nous étions comme des gosses en revoyant des maisons luxueuses avec des jardins fleuris et des jets d’eau ; de nombreux civils, hommes et femmes, et des restaurants bien éclairés avec des nappes blanches sur les tables et des bouquets de fleurs dans les vases. Le premier soir on a donc dîné en ville et vu le cinéma. Puis, le départ étant de plus en plus retardé, on a commencé à s’ennuyer, d’autant plus que c’est un sacré désordre dans ce dépôt des isolés où il arrive et part journellement des quantités de militaires, allant et venant du Maroc, de France, de l’Algérie, de l’extrême Sud (Sahara) et de Tunisie. On est employé à prendre la garde et à faire toutes sortes de corvées - mais le va et vient est tel qu’on peut assez facilement se débiner (4). A l’instant, on nous annonce un départ par Port-Vendres pour demain, ce qui ne serait pas dommage. Nous l’attendons tous, impatients comme des enfants, et la joie et l’attente sont tels qu’on ne songe même pas aux périls de la traversée (5)
Oui, je me présente en 1000 couleurs ce revoir, après presque 3 années de séparation (6) et dans des conditions qui ont, hélas, tellement changé. Et le soir, dans le vacarme de la grande baraque, je me demande cent fois comment je vais vous retrouver, toi et les enfants ... Je n’ai bien entendu aucune nouvelle de toi depuis ta lettre du 17 Août, mais je pense que mes différentes cartes te sont promptement parvenues de sorte que tu ne te fais aucune crainte pour moi. 
Notre bataillon a quitté Taza le 1°, et restera dans l’Occidental, au delà de Fez, dans la subdivision de Meknès. Et comme je dois repasser par Oudjda (où je laisse armes et bagages) j’aurai un sacré voyage à faire pour rejoindre la Compagnie. Par Casablanca ce serait beaucoup plus court de Bordeaux à Meknès.
Enfin me voici déjà bien plus proche de toi et quelques jours encore et je t’embrasserai enfin. J’ai tellement faim et soif de toi que je me trouve dans un état d’extrême énervement. Pourvu seulement qu’on parte demain ou mercredi au plus tard.
Je t’embrasse, toi et les enfants, du fond du coeur.


Paul


Notes (François Beautier)
1) - « Dépôt des Isolés » : gîte militaire servant à accueillir les soldats en déplacement individuel temporaire pour rejoindre un lieu de permission, ou en revenir, ou changer d’affectation. Les conditions et règles de vie y sont les mêmes qu’en caserne.
2) - « descendait » : il ne s’agit aucunement d’altitude (Taza est à 500 m d’altitude, comme Oujda) mais d’une expression signifiant que l’on s’éloigne du front (vers lequel on « monte » pour le rejoindre).
3) - « Taourirt » : ville et poste militaire à mi-chemin entre Taza et Oujda.
4) - « se débiner » : s’exempter de corvée (voire de combat), « faire le mur » de la caserne...
5) - « périls de la traversée » : tempêtes de fin d’été et - surtout - torpillages par les sous-marins ennemis (la plupart allemands, quelques-uns austro-hongrois).
6) - « 3 années » :  Paul a été incorporé à sa demande dans la Légion le 23 août 1914. Après avoir fait ses classes à Bayonne, où Marthe et les enfants sont venus le rejoindre, il a quitté Bordeaux pour Lyon puis l'Algérie à la fin de l'année 1914.