jeudi 30 mars 2017

Carte postale du 31.03.1917

Carte postale Paul Gusdorf


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

le 31/3 17

Ma Chérie,

Nous allons partir demain matin pour une quinzaine de jours et je t’écrirai aussi souvent que possible en route. Ta lettre anglaise du 20 m’est parvenue ce matin ! 
La photo ci-contre représente le poste de Touahar (un coin) après la tempête .
Meilleurs baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.


Paul

lundi 27 mars 2017

Lettre du 28.03.1917



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 28 Mars 1917

Ma Chérie,

Je te confirme ma lettre et ma c.p. (1) du 26. Réveillés hier matin à 4 1/2 h, nous avons dû remettre le départ à midi à cause de la tempête épouvantable qui soufflait depuis minuit. Mais alors, la pluie est venue se mettre de la partie et le départ a été de nouveau ajourné. Nos sacs sont toujours faits et nous partirons au premier signal. Mais il pleut tellement que cela pourrait bien durer encore 8 jours ! La colonne de Fez qui doit opérer avec nous est là et nous attendons, car il est absolument nécessaire (2) d’entreprendre une action sérieuse contre Abd el Malek. 
Tes lettres des 16 et 18 me sont bien parvenues et je t’en remercie. Je te répète aussi que tes mandats de Janvier et Février sont depuis longtemps entre mes mains.
Tu auras vu entretemps que la révolution russe semble vouloir amener la république démocratique, solution logique d’ailleurs de la crise qui sévit là-bas depuis de longs mois. Les journaux étaient aussi surpris que nous de la tournure des évènements. Ne sachant pas au juste dans quel sens la Douma allait se prononcer, Mr. St Brice (3) - ne croyant sans doute pas que le peuple russe asservi par les Romanoff depuis des siècles allait se prononcer pour la République - a pris les devants et a envisagé la continuation de la dynastie en faisant son éloge et trouvant que cela allait bien comme cela. Maintenant, mis en présence de la République (éventuelle) il trouvera que ce sera encore mieux. C’est ce qu’on appelle “Préparer l’Opinion Publique quoi qu’il arrive”. Mais je crois que malgré toutes les apparences cette révolution russe, si toutefois elle va jusqu’au bout, et qu’elle fait tabula rasa avec tout ce qui pesait comme un cauchemar sur la grande Russie, n’impressionnera nulle part davantage qu’en Allemagne. Rappelle-toi qu’au début de la guerre c’était la croisade pour libérer le peuple russe du tsarisme - d’après la version des gouvernements allemands. Maintenant où ce peuple dit esclave sera d’un seul coup bien plus avancé que le peuple allemand qui est le plus libre du monde parce qu’il sait mieux obéir que quiconque - maintenant, dis-je, après toutes les déceptions et souffrances de cette guerre de 3 ans, si le peuple allemand a un peu de sang dans les veines, il en fera autant chez lui. Et j’espère bien que malgré l’absence de Marthe Sturm (4), il se trouvera quelqu’un qui mettra le tout en mouvement. Quant à l’Angleterre, crois-moi que personne ne sera plus réjoui que LLoyd George (5) de la tournure des évènements. L’alliance avec la Russie (6) date de bien peu de temps et est certainement beaucoup moins populaire en Angleterre qu’en France. Si on l’accepte à Londres, c’est parce qu’elle est utile pour le moment, mais l’opinion publique anglaise ne comprendrait sans doute point une alliance de paix avec un pays aussi arriéré que l’ancienne Russie. Avec la transformation, les réformes immenses à accomplir à l’intérieur passeront bien avant les aspirations politiques qui étaient depuis des siècles diamétralement opposées aux intérêts anglais en Asie.
Je te fais une fois de plus mes compliments pour tes progrès dans la langue anglaise que tu lis déjà aussi couramment que le français, ce qui est tout simplement étonnant. Mais pour parler ???
As-tu lu Lichtenstein de W. Hauff (7)? C’est un roman d’un charme très rare et pur, trop subtil encore pour être compris de Suzanne. Le fond historique du livre, les figures héroïques du chevalier Georges et du duc en Asie font penser à Walter Scott : Ivanhoe, mais avec du sang germain dans les veines. Tous les livres de Hauff sont du reste écrits dans une langue très simple qui, ensemble avec les sujets romanesques, en font une des meilleures lectures pour la jeunesse de 12 à 20 ans.Ne connais-tu pas non plus “Aus dem Leben eines Taugenichtses” du même auteur (8)?
Cela doit quand même te faire un rude plaisir que de donner à Suzanne les premières notions de l’art et de la beauté. Le “Larousse” (histoire de l’art) rafraîchira peut-être un peu ta mémoire, mais il me semble que cet ouvrage ne traite pour ainsi dire que ce qui est français. Les images toutefois des oeuvres d’art, des villes et paysages, seront instructives pour les enfants.
Je t’embrasse du fond du coeur.

Paul




Notes (François Beautier)
1) - "c.p." : carte postale. 
2) - "nécessaire" : cette nécessité tient à la volonté de Lyautey (qui vient de reprendre le commandement de l'Armée française au Maroc) de concrétiser son "idée fixe" d'établir définitivement la liaison des deux Maroc (l'Occidental et l'Oriental) en y traçant une croix dont les axes iraient Oujda à Agadir par Fès et Marrakech, et du Tafilalt à Rabat par Meknès. Elle tient d'autre part à la pression que les rebelles nationalistes marocains (essentiellement berbères) exercent contre ce plan en créant un triangle de résistance s'appuyant sur le sud du Rif espagnol (région de Taza-Fès), sur le sud-ouest du Moyen Atlas (région de Kasba Tadla) et sur le sud-est du Haut Atlas (régions de Boudnib et du Tafilalt).
3) - "Mr. St. Brice" : Paul a déjà critiqué ce journaliste du "Journal" le 6 octobre 1915 pour son incapacité à prévoir la politique de la Bulgarie. De son vrai nom Louis de Saint Victor de Saint Blancard (1878-1952), cet historien juriste et journaliste travaillait pour Charles Humbert en donnant au "Journal" des articles concernant les "secrets" diplomatiques. Il avait publié en 1913 chez Alcan à Paris un ouvrage titré “Six mois de crise balkanique, de l'armistice aux préliminaires de paix” dans lequel il n'avait pas évoqué le risque d'un élargissement du conflit en guerre européenne puis mondiale.
4) - "Marthe Sturm" : il s'agit de l'épouse de Paul, évidemment absente d'Allemagne où, selon son mari qui plaisante, sa seule intervention personnelle aurait pu déclencher une révolution.
5) -  "Lloyd Georges" : Premier ministre britannique à partir du 11 décembre 1916, c'est un libéral autoritaire (il décide de tout dans son cabinet réduit) déterminé à établir la paix par la victoire des Alliés.
6) - "Russie" : l'entente anglo-russe du 31 août 1907 fut signée sous le nom de "Convention anglo-russe" pour mettre fin au "Grand Jeu" des rivalités de frontières asiatiques des empires russe et britannique. Cette entente constitua le troisième côté de la "Triple-Entente" : l'Alliance franco-russe remontait à 1892-93 et l'Entente cordiale franco-anglaise à 1904.
7) - "W. Hauff" : Wilhelm Hauff (1802-1827), écrivain allemand auteur de nombreux contes et nouvelles ainsi que du roman historique "Lichtenstein" - largement inspiré par la biographie du duc Ulrich (1487-1550) - publié en 1826.
8) - "du même" : allusion à un court roman humoristique à clef du Baron allemand Joseph von Eichendorff (1788-1857) - et non pas de Wilhelm Hauff - publié sous le titre "Aus den Leben eines Taugenichts" ("De la vie d'un vaurien") en 1822-23.

dimanche 26 mars 2017

Carte postale du 26.03.1917

Carte postale Paul Gusdorf


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 26/3 17  Soir

Je reçois à l’instant tes lettres des 16 et 18 courant et te confirme la mienne d’aujourd’hui. 
Nous recevons à l’instant l’ordre de départ et allons quitter Taza demain à 6 h pour une quinzaine. J’espère pouvoir t’écrire en route sous peu.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants ; le bonjour pour Hélène.


Paul

samedi 25 mars 2017

Lettre du 26.03.1917




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 26 Mars 1917



Ma Chérie,

Ainsi que je te l’ai annoncé par ma carte postale du 25 nous sommes rentrés hier à Taza, ce qui nous a donc fait juste une semaine d’absence. Le temps incertain de cette saison-ci nous a forcés de lever le camp de Mecknassa avant d’avoir fait des opérations décisives contre Abd el Malek : à chaque instant il y avait des averses, sans parler des nuits glaciales assez pénibles sous la petite tente. Toutefois, pour le retour à Taza nous avions un temps vraiment superbe, et il est probable que dès qu’on pourra compter sur une série de belles journées nous ressortirons. Notre Compagnie n’a même pas été au feu cette fois-ci : la Compagnie Montée et une section de mitrailleuses de notre régiment ont cependant participé à une rencontre sanglante avec les troupes d’Abd el Malek, qui, armées et commandées à l’européenne (1), constituent un ennemi très sérieux qui nous donnera certainement encore pas mal de travail.
Je t’ai hier déjà accusé réception de ta lettre du 13 courant et profite de cette occasion pour te répéter que tes mandats de Janvier et de Février me sont bien parvenus. Il est étonnant qu’il y ait de nouveau un tel retard dans l’arrivée de ma correspondance, je t’ai en effet écrit on ne peut plus régulièrement : les 18, 20, 22, 23, 26 & 28 Février, 2, 4, 7, 8, 11, 13, 17, 18, 21, 25 Mars (2), en comprenant toutefois une carte à Suzanne !!! (3)
Les évènements se sont précipités en France depuis une dizaine de jours : démission du Gal Lyautey, du Cabinet Briand (4), Révolution Russe (5) et la retraite des Allemands sur toute la ligne Nord-Sud (6). Au point de vue de la continuation de la guerre, le changement de cabinet n’a guère d’importance, car le ministre Ribot (7), tout en présentant le même programme, a obtenu une majorité écrasante. Le changement foudroyant qui s’est opéré en Russie peut cependant amener quelque surprise dans un sens ou dans l’autre : ce qu’il y a d’étonnant, c’est que la Révolution ne vise pas directement la dynastie, mais seulement le Tsar et son fils (8). Peut-être se trouve-t-on en présence d’un mouvement suscité ou du moins favorisé par l’Angleterre et la France dont l’alliance avec un Etat sans constitution pouvait être drôlement interprétée. Peut-être même a-t-on voulu faire voir au peuple allemand que même dans un Etat plus arriéré encore que l’Allemagne au point de vue politique, un changement de régime est possible et même assez facile. Une constitution libérale pourrait alors impressionner les milieux radicaux et libéraux allemands et les inciter à suivre l’exemple de la Russie. C’est cette dernière thèse qui me semble encore la plus vraisemblable. (9)
L’avance franco-anglaise sur le front occidental sera, j‘espère, le prélude de l’évacuation de la France, et peut-être en même temps de la Belgique (10). S’il en était ainsi, la perspective d’une paix serait bien plus rapprochée. D’un côté le peuple allemand se verrait acculé à sa propre frontière et se dirait qu’il est temps de faire un effort sérieux en faveur de la paix, et de l’autre côté les gouvernements alliés ne pourraient plus invoquer qu’on ne peut pas entamer des négociations avec un ennemi se trouvant encore dans le pays même.
Il paraît donc que la carte de sucre a été introduite déjà en France (y compris Bordeaux) et que la carte de pain (11) va bientôt suivre. Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’ici au Maroc on peut acheter tout ce qu’on veut en sucre et en pain blanc frais. Les prix sont bien entendu élevés - le kilo de sucre coûte 1 fr 75 - mais enfin il n’y a même pas l’ombre d’une pénurie !!! Il en est de même avec le beurre, le lait, les oeufs (10 cs pièce) etc. etc., voire même avec la briquette et le charbon de bois. Et si tu voyais les troupeaux de boeufs, moutons et chèvres des bicots, tu ne penserais pas que la viande peut manquer quelque part en France.
Il est quand même un sentiment agréable de coucher sous un toit et dans un plumard (12); chaque fois, lorsque je rentre d’une colonne, je constate qu’on n’est pas encore si mal que cela à Taza. Quand diable pourra-t-on coucher de nouveau dans un véritable plumard ?
Je t’embrasse, ainsi que les enfants, bien sincèrement. Le bonjour à Hélène.


Paul



Notes (François Beautier)
1) - "à l'européenne" : allusion au fait que la rébellion conduite par Abdelmalek est soutenue par l'Allemagne qui fournit secrètement des armes, des munitions et des cadres avec la complicité de l'Espagne, pays neutre censé contrôler le Rif selon les termes du Protectorat de 1912 par lequel la France "protège" le royaume du Maroc et accorde à l'Espagne le protectorat du Rif (région du nord marocain où l'Espagne possède des comptoirs comme Ceuta ou Melilla).
2) - "25 mars" : sur ces 16 courriers, 2 n'ont pas été conservés, datés du 22 février et du 2 mars.
3) - "carte à Suzanne" : courrier non conservé.
4) - "Briand" : par suite des reproches proclamés à la Chambre des Députés par le Ministre de la Guerre Hubert Lyautey contre le général Georges Nivelle qui n'a pas selon lui assez préparé l'offensive programmée en Champagne (Nivelle sera effectivement "limogé" suite à son échec sur le Chemin des Dames en avril 1917), le chef du gouvernement Aristide Briand, sous la pression du "jusqu'au-boutiste" Georges Clémenceau (journaliste et sénateur radical-socialiste), pousse Lyautey à démissionner le 14 mars 1917. Trois jours plus tard, Aristide Briand, accusé de "défaitisme" par Clémenceau ("le Tigre"), démissionne à son tour avec son gouvernement, au profit d'Alexandre Ribot. Il est possible que Hubert Lyautey, demeuré en titre "Résident général de la France au Maroc" pendant son passage au Ministère de la Guerre, ait souhaité reprendre le commandement des armées au Maroc au moment où son "idée fixe" d'opérer la jonction entre le sud-est du Maroc oriental (région du Tafilalt) et le cœur du Maroc occidental (Meknès) à travers les Moyen et Haut Atlas se trouvait à la fois contestée par la pression d'Abdelmalek sur la route Taza-Fès-Meknès, et en voie de réalisation grâce à la bonne tenue des Français face aux rebelles du sud dans les régions de Bou Denib (actuel Boudnib) et de Kasba Tadla.
5) - "la Révolution russe" : celle de février, commencée au début mars (fin février en Russie). La presse occidentale la considère au début comme un fait divers sans grande conséquence, ne comprenant pas que le refus de la couronne par le Grand Duc Michel (frère de Nicolas II) le 16 mars 1917 (3 mars en Russie) signifie de facto la fin du tsarisme et se rassurant du fait que le gouvernement provisoire, manifestement formé de notables (aristocrates et bourgeois) libéraux, se trouve obligé de continuer la guerre contre l'Allemagne pour évacuer l'énorme potentiel de violence populaire - résultant du régime d'oppression tsariste - qui pourrait se retourner contre lui (ce sera le moteur de la "Révolution d'Octobre"). Seul le "Journal du Peuple" (à gauche du socialisme et favorable aux thèses du très révolutionnaire "Soviet de Pétrograd") semble avoir compris dès le début que la révolution russe ébranlerait le monde.
6) - "ligne nord-sud" : la Ligne Hindenburg (Siegfried selon les Anglais) derrière laquelle les troupes allemandes qui viennent d'évacuer le "saillant de Bapaume" se sont repliées en bon ordre, est approximativement nord -sud dans ce secteur du front dit de la Somme.
7) - "Ribot" : Alexandre Ribot (1842-1923), alors sénateur républicain, académicien, ministre des Finances du gouvernement sortant (le sixième conduit par Briand), fut nommé Président du Conseil des Ministres et Ministre des Affaires étrangères par le Président Poincaré le 20 mars 1917 (c'est le cinquième gouvernement qu'il forme et dirige). Ribot suit effectivement la même ligne que son prédécesseur Briand, ce qui suscite immédiatement la même dénonciation de "défaitisme" par son ancien allié Clémenceau.
8) - "le tsar et son fils" : les "Cadets" (membres du parti Constitutionnel-démocrate), c'est-à-dire les libéraux qui menèrent la première phase de la révolution russe (phase dite "libérale" - "bourgeoise" selon les marxistes - ou "de février"), souhaitaient que la Russie demeure monarchique mais devienne véritablement constitutionnelle. Ils poussèrent le tsar Nicolas II à abdiquer en faveur de son fils le tsarévitch Alexis Nikolaïevitch, un enfant de moins de 13 ans, par ailleurs hémophile (à cette époque ceci signifiait une durée de vie inférieure à 20 ans) et à nommer Régent le Grand duc Michel, frère de Nicolas II. Lors de son abdication le 15 mars, le tsar nomma effectivement son frère Michel, mais celui-ci refusa la couronne le lendemain. Le gouvernement provisoire, d'abord présidé par le Prince Gueorgui Lvov, se crut capable de se passer d'une couronne impériale le temps de changer de légitimité en instaurant un régime parlementaire. Or il était déjà contesté sur sa gauche par le Soviet révolutionnaire de Pétrograd et le fut bientôt sur sa droite par les partisans réactionnaires de l'Ancien régime.
9) - "vraisemblable" : le mot "souhaitable" conviendrait mieux car Paul - qui a toutes les raisons de souhaiter une Russie et une Allemagne libérales - n'avance aucun fait attestant que l'Angleterre et la France auraient favorisé la révolution libérale russe "de février" dans le but d'inciter les radicaux et libéraux allemands à faire de même en Allemagne.
10) - "Belgique" : les Britanniques voient le recul allemand sur la Ligne Siegfried (Hindenburg pour les autres belligérants) comme la première étape de la libération d'un espace allant de la Champagne aux ports belges de la Manche (vision excessivement optimiste).
11) - "carte de pain" : dès le début de la Grande Guerre une ration de 500 grammes de pain par personne et par jour est garantie dans chaque foyer de soldat sous les drapeaux. Les préfectures réquisitionnent les produits alimentaires nécessaires aux armées. Le rationnement de la viande pour les civils commence en 1915, les préfets interdisant la vente 1 à 3 fois par semaine selon les localités. Les mêmes préfets peuvent fixer des interdictions d'exportation de produits alimentaires. À partir de janvier 1917, ils fixent des prix maximaux de vente des produits de première nécessité, selon l'état local des marchés (par exemple pour le beurre ou le charbon). À partir de février sont édictées des restrictions nouvelles à l'usage des civils (par exemple l'interdiction d'utiliser de la farine pour faire des pâtisseries), et des normes de consommation à l'usage des corps d'armée (par exemple le recyclage des croûtes de pain durcies dans la soupe des soldats). Sont aussi instituées par le Ministère de l'Agriculture et du Ravitaillement des catégories d'habitants (enfants, travailleurs, militaires en permission, etc) en vue de la distribution par les préfectures de cartes et de coupons de rationnement valables 6 à 12 mois. Le pain et le sucre seront effectivement rationnés selon ce système à partir de juin 1917 (à Bordeaux, par exemple, l'arrêté préfectoral de rationnement concernant le sucre - à 750 grammes par personne et par mois - est daté du 30 janvier 1917 et les premiers coupons sont ceux de juin). Cependant c'est en 1918 et jusqu'au printemps 1919 que le recours au rationnement fut en France le plus systématique et le mieux organisé, que les rations alimentaires furent les plus faibles, et que la liste des produits interdits de vente au public fut la plus diverse (dentelle, cosmétiques... ). L'enjeu de toutes ces mesures était double : assurer en priorité le ravitaillement des armées, générateur de pénuries pour les civils, et combattre la "cherté" de la vie subie par les civils, génératrice de mécontentement et de perte de moral (belliciste) de la nation.
12) - "plumard" : Paul reprend là à l'intention de Marthe l'argument habituellement opposé par le gouvernement aux plaintes des civils : "c'est pire au front, donc taisez-vous". Pense-t-il être lu par un éventuel censeur militaire ou a-t-il fait sien ce raisonnement éculé ?


vendredi 24 mars 2017

Carte postale du 25.03.1917



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Taza, le 25 Mars 1917

Ma Chérie,

Rentrant à Taza, j’ai bien trouvé ta lettre du 13 courant à laquelle je répondrai demain. Comme déjà dit 6 à 8 fois, les mandats de Janvier et Février me sont bien parvenus. 
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


Paul

lundi 20 mars 2017

Lettre du 21.03.1917





Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Mecknassia Fokania, le 21 Mars 1917

Ma Chérie,

Nous voilà déjà 2 jours dehors : nous sommes campés à environ 15 km au NE (1) de Taza, à côté du village de Mecknassa Fokania (2), soumis depuis assez longtemps et dont les habitants font un commerce assez important avec nous, aussi bien ici qu’à Taza. Il y a ici de grands troupeaux, des quantités énormes de poules et d’oeufs, de l’orge et des oranges. L’eau aussi est à une centaine de mètres du camp qui reçoit presque journellement un convoi de Taza.
A part l’engagement très sérieux du 14 avec les troupes régulières d’Abd el Malek (3), il n’y a pas eu grand chose ces jours-ci et on dit que nous attendons l’arrivée du Groupe Mobile de Fez pour attaquer les camps d’Abd el Malek situés à une vingtaine de km au Nord (4). Mais comme la frontière du Rif espagnol est assez proche, le bandit, une fois battu, nous échappera probablement comme l’année dernière (5)
Le temps est beau, mais il fait un vent assez violent et les nuits sont glaciales, bien que ce soit aujourd’hui le commencement du printemps, je crois. Je sers cette fois-ci d’agent de liaison entre la Compagnie et le Bataillon, emploi qui me procure l’avantage de ne pas prendre la garde de nuit en route. Dès que nous arrivons à l’étape et pendant le temps qu’on y reste, je communique les ordres et détails du Bataillon à la Compagnie et je couche aussi à côté du Bureau du Bataillon dans une tente réservée aux agents de liaison. 
Tes lettres des 8 et 11 courant me sont bien parvenues hier ainsi que les journaux, le N° du Journal du Peuple (6) et celui du Canard Enchaîné (7) dont je te remercie. Je trouve ce dernier journal très spirituel ; c’est une des rares publications qui s’élève ouvertement contre les excès du chauvinisme. La petite histoire de Robinson est bien tournée !
Pour la bonne règle, je te fais remarquer que je t’ai accusé au moins 3 fois réception de ton mandat de Janvier et que celui de Février m’est également bien parvenu. Est-ce que Mme Robin t’a remboursé les avances que tu as faites à la Cie pour la location de l’installation électrique ? Les additions et soustractions de Suzette sont justes, mais dans la multiplication il y a une erreur et parmi les divisions il y en a 3. Je te retourne sa page pour qu’elle puisse s’en rendre compte. J’ajoute qu’à son âge on doit bien s’attendre à quelques fautes. La méthode française pour faire des divisions est du reste - surtout pour les débutants - plus difficile que celle enseignée en Allemagne.
Je t’ai déjà envoyé un peu avant mon départ de Taza une vue de la vieille tour de Bab Djema (8). Les fortifications en question ne servaient pas d’habitation, mais exclusivement de défense. Mais elles ont facilement un millier d’années et c’est cet âge qui explique la déconfiture. Les canons français n’ont pas tiré un seul coup sur la ville, qui a été prise sans combat (9). Des rencontres ont eu lieu sur les hauteurs voisines qui portent maintenant de petits forts et à Bou Ladjeraf (10), à 7/8 km en arrière.
Ton exposé sur notre progéniture montre de nouveau que tu n’as pas perdu ton courage, ce que je trouve étonnant après toutes les épreuves et souffrances. Les derniers succès sur le front anglo-français (11) dont les télégrammes sans fil sont pleins me laissent espérer que nous nous reverrons quand même encore cette année - que ce soit au moins vrai ! J’espère que je serai à temps de retour à Taza pour envoyer un petit souvenir pour la fête de Georges pour que lui aussi ait quelque chose du Maroc !
Ce sacré sirocco recommence à souffler et nous envoie des nuages de poussière dans la tente. Ma place est toute couverte de journaux, car j’en ai reçu hier quelques-uns de Penhoat ainsi que de Cardiff. (12)
Mes meilleurs baisers pour toi et les gosses.


Paul



Notes (François Beautier)
1) - "15 km. au NE de Taza" : la distance à vol d'oiseau est de 12 km., l'orientation est au nord-ouest de Taza. Le site permet de contrôler les rebelles qui pourraient dévaler du Rif en suivant la piste de l'oued El Hadar.
2) - "Mecknassa Fokania" : actuel Meknassa-Fontania, village perché au-dessus de celui de Meknassa-Tahtania, chef-lieu de la tribu des Meknassa.
3) - "Abd El Malek" : Paul n'a pas décrit ces combats du 14 mars (et n'a pas signalé ceux des 15 et 16 mars), ou alors en désignant les rebelles d'Abdelmalek par l'expression "contingent de partisans", lequel groupe aurait tué ou mis hors combat les Légionnaires déserteurs (voir la lettre du 17 mars 1917).
4) - "au nord" : au nord de la route Taza-Fès que les troupes rebelles cherchent à franchir pour appuyer les rébellions en cours à l'ouest du Moyen Atlas et à l'est du Haut Atlas.
5) - "l'année dernière" : le 27 janvier 1916, Abdelmalek parvint à s'échapper vers le nord pendant que son camp de Souk el Had des Gheznaïa était pris et détruit par la Légion.
6) - "Journal du Peuple" : ce quotidien socialiste fondé en 1916 par Henri Fabre s'intéressa particulièrement à la Révolution russe et en donna des nouvelles dès ses débuts (en mars 1917).
7) - "Le Canard enchaîné" : hebdomadaire satirique fondé en 1915 par Maurice et Jeanne Maréchal, réputé pour la précision de ses informations.
8) - "Bab Djema" : la carte postale du 7 mars 1917 représentait la tour de la porte fortifiée de Bab Djemah.
9) - "prise sans combat" : les combats se déroulèrent autour de la ville, qui fut investie pacifiquement le 10 mai 1914.
10) - "Bou Ladjeraf" : la création de ce poste par la Légion entraîna des combats rapprochés en janvier 1915. Paul y était en colonne mobile lorsque le site fut attaqué le 15 août 1915. Tout ce paragraphe où Paul "oublie" les combats du passé, a pour but de rassurer Marthe qui sait par la presse que la route Taza-Fès est soumise à la pression des rebelles d'Abdelmalek.
11) - "front anglo-français" : allusion aux reprises de Bapaume et Péronne par les Anglais, et de Roye, Noyon, Ham, Chauny... par les Français entre les 17 et 21 mars (jour d'envoi de cette lettre). Cependant le recul des troupes allemandes qui évacuent en bon ordre le saillant de Bapaume a pour but de les réinstaller plus solidement, à partir du 21 mars, sur la Ligne Hindenburg (ou "Siegfried" selon les Anglais).
12) - "de Cardiff" : Paul reçoit assez fréquemment, de son ami et collègue Sanders, le quotidien du sud du Pays de Galles (le South Wales Daily News) édité à Cardiff. Chacun sait en France, à cette époque, que le Premier ministre britannique Lloyd Georges est le premier des Gallois puisqu'il est le premier d'entre-eux qui ait accédé à un tel pouvoir dans le Royaume-Uni. On imagine que cette attention portée par Paul au premier quotidien gallois devait interpeller ses supérieurs et ses collègues.


vendredi 17 mars 2017

Carte postale du 18.03.1917

Le tsar Nicolas II en 1917 (Wikipédia)


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 18-3-17

Ma Chérie,
En te confirmant ma lettre d’hier, je t’annonce notre départ en colonne (1) qui aura lieu demain matin. Je crois cependant que ce ne sera pas bien long.
A l’instant nous apprenons ici l’abdication du tsar (2) - quel coup de théâtre ! Et comme on s’y attendait peu, vu le manque absolu de nouvelles sur la révolution russe ! (3) 
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul




Notes (François Beautier)
1) - "en colonne" : pour renforcer le Groupe mobile de Taza, déjà en opération sur le versant sud du Rif.
2) - "l'abdication du tsar" : Nicolas II a abdiqué le 15 mars (soit le 3 mars en Russie). C'était là le résultat d'une longue crise du régime devenue manifeste depuis 1905, à laquelle l'empereur avait précisément tenté d'échapper le 30 juillet 1914 en mobilisant ses armées et son peuple dans une guerre extérieure (qui devint mondiale).
3)- "la révolution russe" : il s'agit de la "Révolution de Février" (selon le calendrier russe, soit en mars ailleurs), une première phase qui sera suivie de la "Révolution d'Octobre" (soit en novembre 1917 hors de Russie).

jeudi 16 mars 2017

Lettre du 17.03.1917


Le blockhaus de Casbah Tadla (Delcampe)
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 17 Mars 1917

Ma Chérie,

J’ai bien reçu tes lignes du 4 et celles de Suzanne datées du 6 qui se sont croisées avec ma lettre du 13 courant qui, elle, suivait ma carte du 11 Mars. J’étais très occupé ces jours-ci et forcé de travailler plusieurs fois tard le soir. Depuis hier nous vivons au surplus de nouveau sur le qui-vive et nous attendons à chaque instant de rejoindre la colonne mobile (1) dont une partie se trouve dehors depuis plusieurs jours. Je t’enverrai cependant une carte pour t’annoncer mon départ, qui aura probablement lieu demain ou lundi prochain. Il semble malheureusement certain que le fameux Abd el Malek reçoit des armes et munitions de l’Allemagne via le Rif espagnol ; il est probable que ce matériel est débarqué par des sous-marins et passé en contrebande à travers le Territoire espagnol qui doit être bien moins surveillé que le Maroc français. De toutes façons, on peut déduire de tout cela que la “main allemande”, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, participe à pas mal de mauvais coups et que bien avant la guerre actuelle l’Allemagne avait intrigué un peu partout pour provoquer des désordres en cas de conflit en Europe. On est évidemment un peu sceptique lorsqu’on lit dans les journaux les récits des complots qui sont découverts dans toutes les parties du monde  et mis sur le compte de Guillaume II (2) - mais ici le doute n’est guère possible. Il serait à souhaiter que nous finissions promptement et sans trop de casse avec Abd el Malek, car sa défaite décisive ou sa mort (3) auraient une grande répercussion dans le pays. 
Les quelques Autrichiens et Allemands qui avaient déserté l’autre jour d’ici ont été promptement punis : Ils sont tombés 24 h après leur fuite sur un contingent de partisans (4) et ont été tous tués ou blessés grièvement. Deux ont été pris vivants et passeront sans doute sous peu en Conseil de Guerre pour servir d’exemple (5). Il est donc à espérer que ces histoires ne se répètent plus - car tout le monde en souffre.
Ce qui me choque à tel point dans l’affaire des permissions, c’est que d’après le nouveau règlement les Français ou ressortissants des puissances alliées obtiennent maintenant assez facilement une permission ici, alors que moi, qui assume pourtant les mêmes devoirs et qui offre au moins les mêmes garanties au point de vue de ma rentrée au Corps, je suis dans l’impossibilité absolue de revoir ma famille, même si la guerre durait encore 3 ans. D’autres qui se trouvent dans un cas analogue ont essuyé le même échec. Il existe donc un soupçon - mais alors pourquoi accepte-t-on nos services ??? Dans mon cas particulier tu sais mieux que quiconque que bien des années avant la guerre déjà j’étais un adversaire résolu de tout le système gouvernemental et politique allemand, et notamment du militarisme prussien. Cette méfiance dont je suis l’objet m’est donc doublement pénible. Enfin, il n’y a que se résigner - c’est du reste l’unique issue dans le chaos d’idées et de réflexions qu’on se fait ; mais on ressent tout naturellement une certaine amertume lorsqu’on rencontre partout dans les journaux des odes sur la générosité et le sens de la justice de la race latine .... (6)
Je pense bien souvent et notamment le soir à ce que vous - toi et les enfants - pouvez bien faire au même moment. Est-ce que Georges est toujours aussi blond qu’à Bayonne ? (7) Et Suzette (8) et Alice n’ont-elles pas changé la couleur de leurs cheveux ? La petite (9) doit avoir à peu près la même teinte que Suzanne, peut-être un peu moins foncée ? 
Il m’est difficile de croire que le simple soldat anglais (10) considère la guerre du même point de vue que les politiciens. Quelqu’un qui souffre matériellement et qui y est directement mêlé de sa personne désire toujours faire cesser un état de choses en somme anormal et rentrer dans ses douces habitudes, à moins d’être un exalté. De ceux-ci il y avait certainement beaucoup au début de la guerre dans tous les camps ; mais en 2 1/2 ans le caractère le plus exalté a le temps de se calmer - si toutefois l’homme participe activement à la lutte et ne se forme ou réchauffe ses idées dans son bureau, assis dans un fauteuil moelleux au coin du feu, faisant tout au plus de temps à autre une petite excursion dans la ligne de feu et cela encore dans d’excellentes conditions comme certains ministres ou journalistes.
Donc, Chérie, ne t’inquiète pas si la semaine prochaine mon courrier devient un peu irrégulier. Je t’écrirai aussi souvent que je pourrai et te prie encore de m’adresser à l’occasion quelques cartes postales “Correspondance militaire”. (11)
1000 baisers pour toi et les enfants.

Paul



Notes (François Beautier)
1) - "la colonne mobile" : le Groupe mobile de Taza, commandé par lieutenant-colonel Tisseyre, est effectivement depuis la mi-mars et jusqu'à la fin du mois en opération de reconnaissance (ponctuée d'accrochages) sur le versant sud du Rif dans les secteurs de Meknassa, à environ 12 km. au nord-ouest de Taza, et de Bab Timalou, à une quinzaine de km au nord-est de Taza. Les 15 et 16 mars, ce même Groupe mobile de Taza a repris de force le contrôle du piton du Gouribis qui sépare et domine les vallées des oueds Larbaa et Msoun à une vingtaine de km. au nord-nord-est de Taza. Toutes ces opérations avaient pour but d'empêcher les rebelles d'Abdelmalek de franchir vers le sud la route Taza-Fès et d'apporter leur soutien à la rébellion en cours au sud-ouest dans le secteur de Kasba Tadla et au sud-est dans celui de Bou Denib (actuel Boudnib).
2) - "Guillaume II" : depuis le début 1917, l'empereur d'Allemagne est étrillé en permanence par les Alliés qui le suspectent de mener partout des opérations secrètes visant à les déstabiliser traîtreusement, par exemple en introduisant des faux dollars aux USA par le biais du Mexique ou en soutenant la rébellion berbère contre le protectorat français au Maroc par l'intermédiaire du protectorat espagnol du Rif.
3) - "sa mort" : l'émir Abdelmalek mourut en août 1924, lors d'un combat mené dans la région de Tétouan (dans le Rif occidental).
4) - "un contingent de partisans" : il semble que Paul fasse tout son possible pour que personne ne puisse lui reprocher d'avoir révélé qui a tué les Légionnaires déserteurs : soit un contingent régulier de l'armée française (donc une exécution sans jugement ?), soit des partisans marocains du Protectorat (mais n'aurait-il pas mieux valu que l'Armée française lave son linge sale en famille ?), soit des partisans de l'indépendance (mais que devient dans ce cas la supposée collusion de l'Allemagne avec les rebelles ?).
5) - "servir d'exemple" : en temps de guerre la désertion est passible de mort. Ici la désertion est avérée et les deux déserteurs repris seront nécessairement condamnés et exécutés. Il ne s'agit donc pas de l'une des "exécutions pour l'exemple" qui frappèrent des soldats tirés au sort dans des troupes n'ayant pas réalisé les objectifs attendus par leurs chefs, lesquels cherchaient à reporter sur elles la responsabilité de leur échec. Cependant Paul emploie l'expression "servir d'exemple", par laquelle il indique peut-être que les Légionnaires déserteurs ont été poussés par leurs collègues lancés à leurs trousses, contre les rebelles, qui les crurent ennemis et les mitraillèrent. Une mort au front vaut en effet toujours mieux qu'un déballage de linge sale devant un tribunal militaire...
6) - "la race latine" : reprenant son raisonnement sur le lien entre désertions et permissions, avéré dans le cas des "ressortissants ennemis", Paul a développé la thèse d'une double peine le frappant injustement. L'Armée le traite comme un traître potentiel alors même qu'il est viscéralement opposé au "militarisme prussien", et elle le prive de permission alors qu'il effectue son devoir comme ses collègues (français ou ressortissants alliés ou neutres) qui eux, obtiennent des congés. La conclusion va de soi : la France est injuste à son égard. Mais ceci ne peut pas être écrit par un demandeur de naturalisation française : Paul botte en touche - loin de ses propres principes - en accusant la... "race latine" !
7) - "à Bayonne" : Marthe et les enfants s'y rendirent fin novembre 1914 pour voir Paul alors encaserné au dépôt de la Légion à Bayonne, où il séjourna jusqu'au 27 novembre, avant d'en repartir vers Lyon avec le "détachement de Bayonne".
8) - "Suzette" : surnom de Suzanne, l'aînée.
9) - "la petite" : Alice, la cadette.
10) - "le simple soldat anglais" : dans tout ce paragraphe, Paul parle manifestement à mots couverts de lui-même et de n'importe quel homme du rang impliqué dans la guerre. Sans doute Paul pressent-il, à titre individuel ou par ses lectures des informations quotidiennes, que le printemps sera l'occasion de manifestations collectives de lassitude des troupes sur tous les fronts.

11) - "correspondance militaire" : ces cartes postales (certains modèles étant pré-remplis) étaient dispensées d'affranchissement.

dimanche 12 mars 2017

Lettre du 13.03.1917

Guerre 1914-1918. "Bordeaux en fête acclame l'Amérique". Arrivée, à Bordeaux, après avoir forcé le blocus, du navire américain l'"Orléans", le 27 février 1917. L'accueil des Bordelais au capitaine Allen Tucker, commandant du cargo "Orléans" : le capitaine Tucker pendant la traversée de la ville, entouré de M. Bascou, préfet de la Gironde, et de M. Gruet, maire de Bordeaux. Photographie parue dans le journal "Excelsior" du jeudi 1er mars 1917.


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 13 Mars 1917

Ma Chérie,

Je te confirme ma carte postale du 11 courant et reviens aujourd’hui sur tes lettres des 22 et 28 courant, celle du 25 se trouvant liquidée par ma lettre anglaise du 8 (1). Ton mandat m’est également parvenu et je t’en remercie, tout en me référant à mes précédentes lignes.
Je t’aurais écrit hier déjà pour ne pas interrompre notre correspondance devenue enfin régulière - j’espère que toi aussi tu en seras contente - mais j’étais pris hier soir jusqu’à 11 1/4 hs et ce soir encore je suis de garde, mais au camp de la Compagnie, ce qui me permet néanmoins de coucher dans mon plumard (dépourvu de plumes bien entendu) et d’écrire ici au Bureau. Il s’est produit malheureusement un incident très fâcheux hier dans notre Compagnie : nous avons eu quelques désertions - des soldats allemands ou autrichiens qui sont partis. Nous étions jusqu’ici épargnés et tout le monde en était content, car des choses comme cela jettent toujours du discrédit sur une Compagnie, et ceux qui restent y souffrent naturellement soit d’une certaine méfiance assez naturelle, soit de la mauvaise humeur des officiers et sous-officiers qui vis à vis de leurs supérieurs sont moralement responsables de la tenue de la troupe. Ceci est d’autant plus regrettable dans notre cas que notre Capitaine - un ancien officier italien engagé pour la durée de la guerre - est réellement animé des meilleures intentions à notre égard et qu’au fond personne n’aura à se plaindre de lui. Faut-il voir dans ces désertions encore une machination allemande ? Il y a presque lieu de le croire, car on signalait précisément ces jours-ci la présence de quelques Allemands chez Abd el Malek ... Et sans parler du fait qu’il est toujours désagréable de recevoir à l’occasion une de nos propres balles dans la peau (heureusement les déserteurs en ont emporté relativement très peu) il reste toujours la violation de la signature librement apposée sur un acte d’engagement. Car on peut penser ce qu’on veut de l’institution même de la Légion - il reste indiscutable qu’elle se recrute d’engagés volontaires et les racontars sur le racolage (2) à la frontière ou en Allemagne même sont à taxer de fantaisistes : je n’ai pas connu un seul légionnaire qui m’ait déclaré être une victime de racolage ...
Pour ce qui concerne les communications postales entre l’Algérie et la France, elles sont sans doute assurées par des torpilleurs ou des destroyers, car j’apprends qu’il n’y a plus qu’un départ hebdomadaire d’Oran pour Marseille et un d’Oran pour Port-Vendres. 
L’arrivée des deux steamers américains (3) à Bordeaux, si elle est de nature à remonter le moral de la population, n’est certainement pas une “victoire” ou un évènement capital. Mais chaque mouvement, chaque faiblesse de l’adversaire est à tel point épié par la contre-partie qu’il ne faut plus s’étonner de rien. Je crois reconnaître Mr. Lagache (4) dans le cortège accompagnant le Capitaine Allen Tucker (5) à l’Hôtel de Ville et reproduit par “Excelsior” (6)
Miss Holt (7) semble être une incarnation vivante du spleen ; telle que tu me la présentes, je m’en fais une idée tellement bizarre qu’elle aura toutes les difficultés du monde pour jamais relever son prestige.
Ton image de la Place Mériadec (8) n’a pas précisément le mérite de la nouveauté. Tous ceux qui connaissent Bordeaux en ont proféré leur dégoût et je me rappelle que dans une revue à l’Alhambra (9) nous avons vu figurer “Le Marché de Mériadec” avec un tableau de la Joconde (c’était au moment où cette dame occupait dans les journaux la place occupée aujourd’hui par les stratèges militaires et civils) (10). Ce tableau de moeurs (je ne parle plus de la Joconde maintenant) aussi dégoûtant soit-il, n’aura cependant rien de bien effrayant pour les bons tireurs sénégalais et surtout marocains qui peuvent voir ici à Taza par exemple - et plus encore à Fez, Marakech (11) , Mogador (12) ou d’autres grandes villes marocaines - à peu près la même chose, avec un petit coloris oriental. Il est bizarre que cette question ou cette plaie se soit développée partout de la même façon dégoûtante : Ici, il y a toute une rue strictement interdite à la Troupe tellement le danger de la contagion (13) est grand !
Est-ce que Georges n’assiste jamais à la leçon de Suzanne ? Puisqu’il connaît si exactement les images, tu pourrais les lui faire voir de loin et lui demander ce que c’est : rien que pour constater s’il a une bonne vue. Il serait bien étonnant qu’aucun des 3 gosses n’ait hérité de ma myopie - je souhaite cependant ardemment le contraire ! Avec Suzanne, tu pourras facilement t’en rendre compte.
Pour ce qui concerne le traitement des prisonniers de guerre au point de vue de la nourriture, il y a, à mon avis, un non-sens absolu dans le raisonnement de la Presse. D’un côté, on dit que l’Allemagne est au bout, que c’est la famine, qu’on mange de la sciure de bois et de l’écorce de sapin à l’huile. Mais alors comment peut-on croire à la possibilité de donner aux prisonniers de guerre une bonne et abondante nourriture ? (14)
Revenant encore une fois sur le cas de Gustave Hervé (15), il faut considérer qu’au début de la guerre il ne lui restait que le choix : ou de se faire acheter, ou de fermer boutique. Il a sans doute eu des raisons d’opter pour la première solution, comme pas mal d’autres de ses confrères qui n’avaient pas de fortune , mais par contre peut-être une famille (16).
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


Paul




Notes (François Beautier)
1) - "lettre anglaise" : lettre en anglais datée du 8 mars 1917.
2) - "racolage" : ce dernier mot clôt un long paragraphe qui, traitant de désertions de Légionnaires d'origine allemande, au profit des troupes ennemies d'Abdelmalek (fait déjà signalé dans la lettre du 17 novembre 1916) et de l'Allemagne, permet à Paul de se présenter en "bon Légionnaire" et "bon patriote (bientôt français ?)", mais aussi de compléter un répertoire d'observations commencé dans sa lettre du 26 février 1917 décrivant globalement un malaise dans la Légion. On imagine la conclusion qu'en tire Paul, à cette époque où le thème de l'épuisement moral des Poilus est devenu omniprésent : il faut donner des permissions en priorité aux Légionnaires "ressortissants ennemis" (Paul en est).
3) - "steamers américains" : il s'agit de cargos à vapeur et non de navires de guerre américains (les USA ont rompu les relations diplomatiques avec l'Allemagne le 3 février 1917 mais ne lui déclareront la guerre que début avril). Ces cargos qui ont bravé la guerre sous-marine allemande approvisionnent Bordeaux en marchandises américaines (ou transitant par les USA) vitales pour la France en guerre : charbon, pétrole, blé, matières premières des industries de guerre... Le niveau exceptionnellement élevé de la demande et des prix assure les affréteurs de bénéfices records qui justifient la prise du risque de perdre les cargaisons.
4) - "Lagache" : importateur de charbon à Bordeaux, ami de Paul.
5) - "Capitaine Allen Tucker" : le capitaine du steamer américain "Orleans", est nommé par le journal "L'Excelsior" du jeudi 1er mars 1917 qui présente plusieurs photographies où on le voit défilant avec les autorités et notables de Bordeaux le 27 février 1917.
6) - "l'Excelsior" : l'un des premiers quotidiens illustrés de photographies, fondé en 1910. Pendant la Grande Guerre le public lui préféra "Le Miroir" (vendu deux fois moins cher car de qualité inférieure) qui tira à un million d'exemplaires, contre 100 000 pour "L'Excelsior".
7) - "Miss Holt" : Paul a déjà mentionné trois fois en 1916, toujours pour la critiquer, la professeur d'anglais de Marthe. Cette fois-ci il la juge déprimante, alors que Marthe lui paraît souvent dépressive... En fait il n'apprécie guère que Marthe progresse dans son projet de trouver un emploi.
8) - "Place Mériadec" : elle était à l'époque le centre de l'insalubre, animé et cosmopolite "quartier chaud" de Bordeaux (devenu après les années 1960 un moderne quartier d'affaires).
9) - "l'Alhambra" : grand théâtre et casino construit au début du siècle, il servit entre septembre et décembre 1914 de Chambre des Députés (le gouvernement s'étant délocalisé à Bordeaux). Il fut fermé en 1984 puis détruit en 1987. La façade du théâtre a heureusement été conservée par les architectes de la résidence construite à son emplacement.
10) - Allusion au vol de la Joconde en août 1911. 
11) - "Marakech" : Paul désigne ici pour la première fois Marrakech, grande ville du sud marocain, au pied du versant nord du Haut Atlas, que la France fit entrer de force en septembre 1912 dans le protectorat institué depuis mars. Elle y nomma "pacha" - chef de l'administration locale - Thami El Glaoui, puissant et fastueux partisan de la colonisation française, qui demeura en poste jusqu'à la fin du protectorat.
12) - "Mogador" : port du sud du Maroc, à 160 km à l'ouest de Marrakech. Son nom berbère (Mogador) a depuis lors été remplacé par son nom arabe (Essaouira).
13) - "contagion" : la syphilis était alors la maladie vénérienne la plus contagieuse et dangereuse.
14) - "abondante nourriture" : évitant la censure en ne démoralisant pas le moral de la Nation, la presse laisse effectivement entendre, malgré l'évidence, que les prisonniers militaires et civils français sont bien traités en Allemagne et dans les régions qu'elle occupe.
15) - "Gustave Hervé" : de toute évidence Paul confond le directeur de "La Victoire" avec Charles Humbert directeur du "Journal" alors soumis à une enquête pour intelligence avec l'ennemi (voir la note "Charles H." de la lettre du 4 mars 1917). Cependant Gustave Hervé est lui-même depuis février 1917 en difficulté avec la justice qui l'accuse d'avoir participé à la rédaction du faux testament de l'écrivain Octave Mirbeau (1848-1917).
16) - "une famille" : Paul démontre, par ces remarques favorables à Charles Humbert, l'authenticité de son libéralisme en matière économique. En effet, il considère qu'il vaut mieux "se faire acheter" plutôt que de fermer une entreprise, et que le "self made man" mérite plus de considération que le fils de famille. En ceci il est un peu en avance sur l'opinion des Français de cette époque...