samedi 31 décembre 2016

Lettre du 31.12.1916

Carte de voeux, 1917 (Delcampe)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 31 Décembre 1916

Ma Chérie,

J’ai sous les yeux ta lettre et ta carte de Nantes, ainsi qu’une petite lettre de Suzette, écrite pendant ton absence. Ton mandat m’est également parvenu hier soir et le manteau imperméable à midi. Je t’en remercie et ne puis que regretter que tu as cru devoir acheter un aussi cher vêtement qui servira très peu, alors que tu aurais pu dépenser cet argent beaucoup plus utilement pour ta garde-robe !
J’attends avec intérêt ton rapport sur la 2° entrevue entre Penhoat et Leconte, pensant que suivant son habitude ce dernier aura plié au dernier moment pour ne pas brûler ses derniers bateaux (1). Mais je retiens surtout une chose : c’est que nous arrêterons maintenant les démarches et dépenses dans cette affaire. Je suis même content que tu sois maintenant convaincue comme moi de l’inutilité complète de lutter contre la force d’inertie qu’on nous oppose. Puisque rien que le bénéfice du 1° semestre 1914 est mangé, il semble hors de doute que tu recevras régulièrement ta pension. J’aurais simplement voulu être fixé sur ce point soit par Me Bonamy ou Me Palvadeau, soit par le célèbre avocat que tu as consulté avec Penhoat, savoir si oui ou non je participe aux affaires de la maison, c.à.d. aux pertes et bénéfices, ou si mon compte a été simplement arrêté au mois de Décembre 1914 et qu’on déduit depuis ce temps les envois mensuels de notre actif. Car dans le premier cas - où je participe - il faudrait que je sois crédité tous les mois de 400 Frs. au minimum plus des intérêts du capital qui me seraient régulièrement acquis dans tous les cas. N’as-tu rien appris à ce sujet ? Et Me Bonamy ne connaît-il pas le montant de mon avoir chez L. (2)? D’un autre côté, as-tu repris les différentes pièces (contrat, lettres et comptes du G/A) (3) que tu avais adressées à l’avocat et qui ont beaucoup d’intérêt pour nous ???
De toutes façons je compte fermement que tu ne te feras plus tant de mauvais sang et que tu te ménages à l’avenir un peu plus, car ces déplacements avec voyage de nuit en hiver doivent te tomber sur les nerfs et sur la santé en général - et déjà tu n’es pas des plus fortes ! Pénètre-toi donc de cette idée que la seule chose pratique à faire est attendre et rien de plus !
J’attends aussi le référé pour voir si cette pièce ne précise pas ma situation au point de vue financier et dans la société en général.
Je ne comprends pas tout à fait ce que tu dis au sujet du paiement de notre loyer. Notre bail, si je me rappelle bien, expirera le 1° Mai prochain, à moins que nous ne le renouvelions pour une nouvelle période de 3 ans, vu qu’il est de 3/6/9 ans à notre option. Dans les circonstances actuelles et vu l’incertitude de l’avenir, mon avis serait de ne pas renouveler le bail, mais de rester dans la maison quand même, libres de donner congé 3 mois d’avance. Pour cela il faudrait évidemment que tu me répètes le texte exact du bail. Tu me diras en même temps comment tu comprends que Mme Robin accepte une réduction de 200 Frs. par an ????
Il m’est réellement pénible d’apprendre que j’ai laissé à Georges un souvenir aussi vague. Qu’Alice, qui était si jeune lors de mon départ, ne se souvienne plus que très vaguement de moi, c’est compréhensible, mais Georges !!! Il ne se rappelle plus que nous avons été ensembles à table ? Et Suzette ? Elle du moins se rappellera bien ... ?? Quelquefois, le soir au lit, je tâche d’analyser mes sentiments. Et je me dis que notre première (4), celle que nous avons en somme attendue pendant 7 ans, m’est la plus chère. La petite est peut-être la mieux conçue - c.à.d. on harmonisait bien mieux après 5 ans de mariage (5) - on se connaissait mieux et peut-être s’appréciait-on aussi mieux. Reste Georges entre les 2 ... et bien qu’il soit un garçon, celui que tu attendais avec jalousie, il me semble toujours qu’il ne m’est pas aussi proche que les 2 autres. Et je réfléchis aussi combien le destin est bizarre en s’acharnant de telle sorte sur moi - semblant douter de ma loyauté, alors que j’ai eu, depuis mon séjour en France, des sentiments sans doute plus français que beaucoup de Français eux-mêmes. 
Je ne sais pas si ce sont là des idées pour commencer une nouvelle année ou mieux pour finir une vieille.
J’espère de toutes façons que 1917 nous amènera le retour à l’état normal des choses. Et quelles que soient les déceptions que nous pourrons encore avoir, ayons confiance dans l’avenir et disons-nous que cette séparation - trop longue hélas - nous a fait reconnaître à un juste degré combien nous manquons l’un à l’autre.
Je t’embrasse, ainsi que les enfants, bien tendrement.

Paul    


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "bateaux" : l'expression courante dit plutôt "brûler ses (derniers) vaisseaux" et signifie perdre toute possibilité de retour en arrière. 
2) - "L." : Leconte (en fait : Société L. Leconte & Cie dont Leconte, Penhoat et Paul sont les associés).
3) - "G/A" : greffe administratif (le greffe du tribunal administratif de Nantes qui a prononcé le séquestre des biens de Paul).
4) - "notre première" : Suzanne, dite Suzette, est l'aînée des enfants. Née en 1909 elle a alors 7 ans. Ses parents se sont rencontrés en 1901.  Leur décision de se marier, et d'avoir des enfants,  a suivi de peu leur rencontre.  Georges a 4 ans et Alice 3.
5) - "mariage" : Paul et Marthe se sont mariés en 1908, la "petite" (Alice) est née en 1913, soit effectivement 5 ans après leur mariage. En dressant cet inventaire croisé de noms, dates et durées, Paul s'efforce pathétiquement de se rassurer lui-même sur ce qu'il lui reste d'intimité et de proximité avec sa propre épouse et ses propres enfants... Il voit très juste, en particulier en ce qui concerne ses rapports avec son fils, qui resteront distants.

mercredi 28 décembre 2016

Carte postale du 29.12.1916

Carte postale Paul


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

le 29/12 16

Chérie,

J’ai ta lettre du 18 courant et attend maintenant des nouvelles au sujet du voyage à Nantes. S’il ne peut pas se faire - tant pis !
J’attend également les 2 certificats demandés - mais ne compte point que je puisse aller à N. (1), car on n’en délivre pas pour 2 endroits.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul


Note (François Beautier)
- "à N." : à Nantes (où Marthe résidera le temps de régler les affaires de Paul concernant le séquestre de ses biens et son différend avec la société L. Leconte & Cie).

samedi 24 décembre 2016

Lettre du 25.12.1916

Woodrow Wilson prête serment (1913)

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 25 Décembre 1916

Ma chérie,

Voilà quand même deux bonnes nouvelles venues, dirait-on, tout exprès pour la Noël : Je peux demander enfin une permission, car les règles en usage depuis peu de temps en Algérie, à la portion centrale de notre régiment, seront désormais également appliquées au Maroc. Je t’en ai déjà parlé l’autre jour et t’envoie aujourd’hui le certificat d’hébergement que tu feras signer par le Maire de Caudéran ou au besoin par le Commissaire de Police et que tu me renverras aussitôt avec un certificat de bonne vie et moeurs également à demander à la Mairie ou au besoin au Commissaire de Police. Peut-être te faudra-t-il encore un témoin ou deux pour lesquels tu te débrouilleras, au besoin en priant Mr. Woolougham. Comme le Colonel de notre Régiment va transférer sous peu ses bureaux de M’Conn à Taza, j’espère que l’affaire marchera rondement ; si donc j’ai le certificat ici pour le 10 Janvier, je pourrais être à Bordeaux vers le 25/30 Janvier pourvu qu’il n’y ait pas d’obstacles (1). La 2° bonne nouvelle est l’intervention du Président Wilson dont l’Écho d’Oran publiait hier soir le message in extenso (2). C’est un document qui manque de fleurs et ornements rhétoriques comme on y est habitué dans les discours ministériels en Europe, mais qui, dans un langage sobre et clair, indique bien le mal principal de la prolongation de la guerre : le manque absolu de netteté dans les indications des buts de la guerre. Mr. Wilson va même plus loin : il constate, non sans raison, qu’à entendre les généralités plutôt vagues répétées à satiété des deux côtés des belligérants, on croirait qu’ils n’ont aucune raison à se battre, vu que les 2 proclament qu’ils ne veulent que la liberté absolue pour les nationalités oppressées. On lui opposera bien entendu en France qu’on ne peut pas négocier avec un ennemi agresseur qui prétend se poser en vainqueur, mais du moment que l’idée de la paix a pris un élan, elle ne sera plus à arrêter. Il faudra bien entendu que la question ou plutôt le principe du désarmement soit unanimement accepté, mais je crois que rien que pour le côté financier de l’après-guerre l’accord sur ce point sera assez facile. 
La grande question est à mon avis la réparation des dommages de guerre, l’Alsace-Lorraine et les Dardanelles. J’ai lu l’article sur les aspirations de la Russie vers Constantinople et les détroits, sans cependant pouvoir croire que l’Angleterre surtout y ait souscrit sans réserve (3). La seule solution possible serait, à mon avis (4), la neutralisation des détroits, avec une bande de terrain des 2 côtés et sans aucune fortification. Si l’on se met d’accord sur la question des nationalités, on arrivera fatalement à faire un référendum en Alsace qui, sans aucun doute, se prononcerait en faveur du retour à la France. Mais, de ce fait même, on serait mis aussi en présence du problème polonais qui devrait recevoir la même solution, c.à.d. que le peuple polonais déciderait également de son régime politique. En voilà donc certainement 2 pertes pour l’Allemagne, et comme la restauration (5) de la Belgique et du Nord de la France représentent encore 2 grosses notes à payer par la même Allemagne, on arriverait à ce résultat - pourtant logique - que cet État supportera seul le paiement de toute la casse qu’il aura du reste provoquée. C’est là le point d’interrogation - l’Allemagne, surtout dans sa situation militaire actuelle, voudra-t-elle accepter un pareil arrangement ? 
Attendons toujours ; mais je reste persuadé que la misère croissante un peu partout va décider les peuples à ne pas repousser l’intervention du Président Wilson et que sous sa pression les diplomates réunis autour de la table verte trouveront un terrain d’entente (6)
J’ai aussi ta lettre du 16 courant, ainsi qu’une lettre de Penhoat qui me laisse supposer que vous serez aujourd’hui à Nantes si toutefois tu peux t’arranger de trouver une personne comme Jeanne (7) pour les enfants et que tu obtiennes le laissez-passer (8). Je comprends fort bien que seule dans la grande maison avec les enfants tu dois être rudement embêtée ! Si seulement mes 2 colis arrivaient à temps pour relever un peu l’éclat de l’arbre ! 
Il fait ici un temps superbe comme là-bas au mois de Mai. Les orangers et citronniers sont pleins de fruits ce qui donne au paysage un aspect riant - te rappelles-tu les jardins de la Riviera (9) en Janvier 1911 ? Pour fêter le Heiliger Abend j’avais fait hier soir avec un camarade un magnifique rôti de porc (4 Frs. le kilo), suivi de chou-fleur sauté, de roquefort, confiture et un grog de vieux matelot. C’était le meilleur repas que j’ai mangé au Maroc, malheureusement il n’y avait ni table ni chaises !
Commençons donc l’année 1917 avec des espoirs mieux fondés que ceux que nous avions en Décembre 1915 - je pense que la fin de la guerre ne tardera quand même plus longtemps à se faire entrevoir. Certains journaux sérieux prétendent même que nous n’avons jamais été plus près de la paix qu’aujourd’hui. C’est très profond.
Bonne année donc et meilleures tendresses pour toi et les enfants.

Paul


A la Mairie ils ont peut-être aussi des certificats d’hébergement imprimés.  



Notes (François Beautier)
1) - "qu'il n'y ait pas d'obstacle" : Paul s'illusionne en confondant "autorisation de poser une demande de permission" et "accord d'une permission". Il y a loin de la demande à l'accord...
2) - "message in extenso" : réélu le 24 novembre 1916 Président des USA sur un programme de paix à l'intérieur et de paix à l'extérieur, Woodrow Wilson propose le 18 décembre à tous les belligérants la médiation de son pays et leur demande de préciser chacun leurs buts de guerre puisque tant que ces buts demeureront confus et inexprimés il n'y aura aucune possibilité d'aboutir à une paix. C'est cette proposition, publiée intégralement par l'Écho d'Oran (avec une semaine de retard, mais il est l'un des rares à l'avoir fait) que Paul paraphrase plus qu'il ne la commente. 
3) - "sans réserve" : effectivement, l'Empire britannique n'aurait jamais accepté que les Détroits (les Dardanelles) soient contrôlés par l'Empire russe (qui n'exigeait que la garantie d'un passage libre pour ses navires entre la Mer Noire et la Méditerranée)
4) - "à mon avis" : on retrouve cet avis exposé dans tous les articles consacrés à l'époque au règlement de la question des Détroits.
5) - "restauration" : au sens de réparation, reconstruction.
6) - "terrain d'entente" : l'Allemagne, qui avait proposé le 12 décembre 1916, une paix favorable aux Empires centraux en faisant valoir leur victoire sur la Roumanie, refusa l'offre de médiation de Wilson le 26 décembre. A leur tour les Alliés rejetèrent la proposition de paix allemande le 30 décembre en la traitant de "manœuvre de guerre". Le Président Wilson déclara le 22 janvier 1917 à son Congrès que la seule paix concevable serait sans vainqueur. N'étant toujours pas suivi, il fit entrer les USA en guerre contre l'Allemagne et ses alliés le 2 avril 1917, alors que l'Empire russe entrait en agonie. Ainsi, la première "table verte" de règlement de la paix fut celle des négociations du Traité de Versailles signé le 28 juin 1919 par des nations exsangues (l'Empire russe, défunt, n'y participa même pas). Une fois de plus, Paul avait forcé son optimisme pour rassurer Marthe... 
7) - Jeanne : vraisemblablement l'une des deux filles du couple Penhoat. Paul suggère que cette Jeanne veille sur les enfants pendant que Marthe rencontrera avec Mr Penhoat le procureur et les avocats à Nantes.
8) - "laissez-passer" : Marthe, étrangère ressortissante d'un pays ennemi (l'Allemagne) doit en obtenir un pour pouvoir se déplacer.
9) - "la Riviera" : nom alors réservé à la côte méditerranéenne s'étendant de La Spézia en Italie à Nice en France, donc composée de la côte ligure et de la côte d'Azur. 


mercredi 21 décembre 2016

Lettre du 22.12.1916

Lloyd George, 1916


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 22 Décembre 1916

Ma chérie,

Je te confirme ma lettre du 19 et ma carte du 20 courant. Voilà donc pour la première fois des propositions officielles de paix (1), propositions dont on ne semble pas encore connaître exactement les détails, mais qui ne gardent pas moins leur caractère et semblent - malgré toutes les polémiques qu’elles soulèvent déjà - un pas en avant. Naturellement les puissances centrales qui les font les entourent de quelques speeches destinés surtout à la consommation intérieure, et l’Entente qui les reçoit en témoigne un tel dédain - également destiné à la consommation intérieure et à celle des neutres - que les partis en présence semblent encore plus divisés qu’en Août 1914. Les dites propositions contiennent sans doute aussi des prétentions allemandes énormes appuyées sur la carte de guerre et que les Alliés ne pourront aucunement accepter (2). Mais il me semble qu’à cette occasion les buts de la guerre seront clairement définis des 2 côtés et ne pourront plus rester cachés au grand public. Les premières négociations échoueront même assez vraisemblablement, vu la situation actuelle, mais ce sera toujours un commencement de la fin. Dans ta critique de l’attitude des belligérants tu oublies à mon avis une chose pourtant essentielle : c’est que les Alliés, et notamment la France, ont été brutalement attaqués, et envahis - il faudrait donc, pour qu’on puisse utilement parler de paix, que le sol français du moins soit reconquis ! Et que l’Allemagne s’engage à réparer le tort causé, c.à.d. les dommages de guerre subis par les provinces envahies. Il est certain que cela ne se fera pas encore et qu’en conséquence la guerre continuera jusqu’à ce qu’un des principaux belligérants soit affaibli à tel point qu’il est dans l’impossibilité matérielle de continuer sans s’exposer à un anéantissement complet (3).
Ta lettre du 13 m’est remise à l’instant même. Mr. Lyautey, en quittant le Maroc, nous a adressé un ordre du jour - rien que pour nous prouver qu’il mérite son siège à l’Académie Française (4). Nous, les troupes du Maroc, lui avons procuré les plus fières joies de sa carrière, malgré la guerre européenne, nous avons, par notre noble abnégation, obtenu ce résultat inespéré non seulement de maintenir nos positions au Maroc, mais de les avancer et étendre. Nous avons bien mérité du pays qui, à l’abri de nos poitrines, a profité du bienfait de la paix française. C’est beau ? Malheureusement pas assez pour nous accorder une permission - rien de nouveau encore à ce sujet !
Je t’ai adressé hier une coupure du “Journal des Débats” (5) sur le front marocain - le premier article de ce genre que je vois et qui n’est certes pas écrit dans le calme du cabinet de travail et dont l’auteur a puisé ses impressions sur place. N’étant pas député ou sénateur comme Mr. Herriot et autres, mais certainement du Haut-Alsace (6) (le nom de Koechli s’y trouve beaucoup) il a eu aussi le courage de préciser le rôle des Territoriaux au Maroc ce qui m’a fait un plaisir particulier. A propos de Herriot, je pense que ce docteur ès-lettres pourra maintenant prouver (7) qu’un homme énergique mettra aussi en pratique les bons conseils qu’il a prodigués ensemble avec Georges Prade (8) - qui n’est ni député ni sénateur - dans les journaux. Il ne changera pas grand’chose je crois, car il se heurtera à la vieille routine qui est beaucoup plus puissante encore en France qu’ailleurs. Ceci dit, j’ajoute que comme maire de Lyon, H. a certainement beaucoup de mérite, car cette ville est peut-être la mieux administrée en France.
L’activité de Lloyd George sera probablement féconde pour l’Angleterre, malgré l’apparence assez vieux et presque chétive de cet homme. Je l’ai vu d’assez près il y a peut-être 5 ou 6 ans à Cardiff. Si l’on fermait les yeux de façon à ne pas voir ses longs cheveux blancs et le tremblement de sa main, on pouvait se croire en présence d’un jeune homme qui parlait dans une salle du Park Hotel de la question minière, car George est député de Wales, je crois d’Aberdal dans le Taff Vale (9). Mr. Charles Humbert aurait peut-être aussi mis de l’eau dans son vin s’il s’était trouvé subitement à la tête du ministère des Munitions ou de la Guerre. Du moment qu’il n’y est pas, il doit y avoir des raisons sérieuses qu’on n’a pas eu recours à sa compétence !!!! (10)
Revenant sur ma dernière lettre, je te prie de ne pas voir une offense dans mes observations au sujet du Waterproof (11). Si j’en avais réellement besoin je te l’aurais écrit sans me gêner le moins du monde tout comme pour les caleçons et les gants que tu m’as envoyés sur ma demande ! Mais je n’y voyais nullement la nécessité et je trouve au contraire que dans la situation actuelle tu aurais mieux fait de dépenser cet argent-là pour toi ! Sois cependant assurée que je ne néglige rien de ce qui est compatible avec le service pour protéger ma santé.
Les journaux du 10-11-12-13 courant me sont également parvenus avec une demi-douzaine de journaux anglais - trafic de Noël ! Et dimanche c’est le Heiliger Abend (12) - le 3° depuis le début de la guerre sans que la Paix soit sur la terre. 
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers.

Paul



Notes (François Beautier)
1) - "propositions officielles de paix" : il s'agit des déclarations de l'Autriche du 5 décembre 1916 et de l'Allemagne du 12. (voir la note concernant les "canards" de la lettre du 19 décembre)
2) - "ne pourront aucunement accepter" : Paul reprend le sentiment général qui conduira effectivement les Alliés à déconsidérer ces déclarations (à usage politique surtout intérieur) en les traitant, le 30 décembre, de "manœuvres de guerre" (destinées à semer le doute et la division dans les rangs adverses).
3) - "anéantissement complet" : ce qui résulte à la fois du caractère total pris par la guerre (notamment depuis le massacre de Arméniens en Turquie en 1915 et les batailles de Verdun et de la Somme en France en 1916), et du jusqu'au-boutisme entretenu par la presse belliciste par transformation du patriotisme en nationalisme. Ces deux dérives n'ont jusqu'à maintenant pas été expliquées complètement : l'expression "Suicide de l'Europe" qui recouvre pudiquement ce trou noir de l'intelligence des faits concernant l'Europe, en témoigne. Il apparaît cependant que les mêmes facteurs de déshumanisation conduisirent à l'étape suivante : la Shoah (tentative de destruction totale des Juifs d'Europe pendant la Seconde Guerre mondiale) et aux bombardements nucléaires de deux villes du Japon en août 1945.
4) - "Académie française" : Hubert Lyautey y a été élu le 31 octobre 1912, mais n'y fut reçu qu’après la guerre, le 8 juillet 1920.
5) - "Journal des Débats" : le "Journal des Débats politiques et littéraires", fondé en 1789, a perduré jusqu'en 1944 en étoffant le suivi des débats parlementaires et des communiqués officiels par des articles d'informations diverses concernant la vie militaire, artistique et boursière, ainsi que par la publication de courtes nouvelles littéraires et de rarissimes reportages sur le terrain. L'article du reporter Koechli, mentionné et commenté par Paul, n'a pas été retrouvé dans les éditions des jours qui précèdent cette lettre (il est possible que Paul se soit trompé de nom et/ou de journal). 
6) - "Haute Alsace" : Paul y a vécu, à Mulhouse, après avoir quitté Hanovre en 1906 et avant de passer en France pour rejoindre la Société L. Leconte à Nantes en 1907 puis à Bordeaux en 1908. 
7) - "pourra maintenant prouver" : Édouard Herriot (ancien normalien, docteur ès Lettres, figure montante du parti radical, maire de Lyon, alors sénateur) a effectivement été nommé Ministre des Transports et du ravitaillement civil et militaire dans le sixième gouvernement Aristide Briand formé le 12 décembre 1916. Il y côtoie le héros militaire dont il ne cesse de vanter les qualités, Hubert Lyautey (lequel regrette cependant que son Ministère de la Guerre ait été amputé des transports, du ravitaillement et de l'armement militaires).
8) - "Georges Prade" : ce journaliste avait publié dans "Le Journal", en février 1916, une série d'articles titrée "Les Boches de Paris" qui discréditait le Ministre de l'Intérieur Louis Malvy en mettant en doute sa capacité à débarrasser la France des espions allemands. Il s'avéra que les informations utilisées par Prade lui venaient d'un informateur du Deuxième bureau du Gouvernement militaire de Paris qui œuvrait au profit des antirépublicains au discrédit du gouvernement. Puisque, à la même époque, Édouard Herriot avait donné dans Le Journal quelques articles réclamant au même ministre plus de fermeté contre les Allemands installés en France, Paul avait changé radicalement de jugement sur Prade et sur Herriot qu'il voyait maintenant entachés de nationalisme viscéral. 
9) - "Taff Vale" : région houillère du Pays de Galles dont Lloyd George était le député libéral de la circonscription de la ville minière et industrielle d'Aberdare (en non d'Aberdale), où il avait acquis une stature nationale lors du Congrès libéral de juin 1894. Cependant il n'était pas, en 1916, aussi "vieux" et "chétif" que Paul le dit : il avait alors 53 ans et affichait une puissante et solide allure. 
10) - "à sa compétence" : Paul se moque de Charles Humbert, sénateur nationaliste de la Meuse, animateur belliciste du Journal, où il ne cessait de fustiger les insuffisances du gouvernement. Son slogan "des canons, des munitions !" lui valut, au contraire d'un poste ministériel à l'Armement ou à la Guerre, la suspicion (dès son acquisition du Journal en août 1915) d'être l'agent d'influence secrète de la propagande germano-turque en France. Après son arrestation pour intelligence avec l'ennemi en février 1918, il fut acquitté mais ses deux co-accusés, Bolo Pacha et Pierre Lenoir, furent condamnés et exécutés. 
11) - "le Waterproof" : un manteau imperméable offert par Marthe à Paul qui envisage de le revendre alors même qu'il ne l'a pas encore reçu (voir sa lettre du 19 décembre).

12) - "Heiliger Abend" : "der Heilige Abend" ("la veille de Noël"), nuit sacrée pour les chrétiens, dont le précepte central de l'amour de son prochain invite évidemment à instaurer la paix. 

dimanche 18 décembre 2016

Carte postale du 19.12.1916

Carte postale Paul

Carte postale  Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

le 19/12/16

Ma Chérie,

Je trouve par hasard une des premières vues prises après l’occupation de Taza et qui représente précisément un coin du bivouac de notre bataillon. Tu y vois la petite guitoune, dite “guignol”, dont on se sert en colonne, et au fond les vieux remparts qui entourent toute la ville. 
Je te confirme ma lettre d’hier et t’envoie, ainsi qu’aux enfants, mes meilleurs baisers.

Paul


Est-ce qu’Hélène est rentrée ? Le bonjour pour elle.

Lettre du 19.12.1916

Oujda, 1916 (Delcampe)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 19 Décembre 1916

Ma Chérie, 

J’ai sous les yeux tes lettres des 8 et 9 courant. Comme tu es tout de même bizarre de ne pas croire ce que je te répète depuis des mois : Que dans les conditions actuelles je n’ai aucune chance, AUCUNE, d’avoir une permission. Il existe une circulaire venant du Colonel de M’Conn (1) qui commande notre Régiment de Marche disant que les Commandants de Compagnie doivent s’abstenir de transmettre les demandes de permission des Austro-Allemands auxquelles il ne peut pas être donné suite. Un Capitaine qui transmettrait quand même une telle demande se ferait punir tout bonnement. Je t’ai expliqué d’une façon très détaillée pourquoi la même règle n’est pas observée en Algérie et que peut-être un changement s’opèrerait aussi au Maroc. Mais en attendant il n’y a aucun espoir (je souligne en couleurs françaises) pour moi d’obtenir une permission. Je te répète également que la question sera portée vraisemblablement sous peu devant le ministre de la Guerre (2) à Paris, chose qui a été retardée par suite du changement de ministère. Et comme au surplus je ne peux pas intervenir directement dans cette affaire, je n’ai qu’une chose à faire : attendre - ce à quoi je suis du reste entraîné depuis le début de la guerre. Mais fais-moi seulement le plaisir de croire que ce n’est pas faute de vouloir que ni moi ni aucun de mes camarades d’infortune du Bataillon ne sont partis en permission. Il y a des choses contre lesquelles on ne peut pas aller : c’est comme si je te disais de voler par tes propres moyens de Bordeaux à Paris ! J’aurais beau te répéter tous les jours qu’il faut le faire à tout prix, tu ne le ferais pas, et pour cause. Mais crois-moi - je t’en supplie - que si les conditions changent, je ferai tout ce qui dépend de moi pour venir sans perdre une minute. Et si cela peut te prouver que je ne mens pas, je vais t’envoyer un certificat d’hébergement (3) qui est à joindre à la demande et que tu me retourneras signé et légalisé par le Maire ou le Commissaire de Police de Caudéran. Mais encore une fois ne conclus pas qu’avec ce certificat j’aurai ma permission ; il m’est seulement indispensable si les légionnaires austro-allemands sont autorisés à demander une permission. 
Je te remercie d’avance du manteau imperméable que tu me fais envoyer et qui pourra tout de même me servir une fois ou deux. Car comme dans la journée seuls les Officiers sont autorisés à porter de tels vêtements, je pourrai tout au plus m’en servir lorsque je serai de garde la nuit. Or, comme je te le disais déjà, je ne prends plus à Taza que la garde face à l’entrée du camp de la Compagnie où, en cas de pluie, je peux m’abriter, sans parler du capuchon qui se trouve à ma disposition au Bureau. En Colonne j’ai ordinairement le sac tellement chargé que je ne pourrais plus mettre le manteau dessus. Enfin, je pourrai peut-être le vendre sans perte, et dans ce cas je te préviendrai, car il me fournira alors l’argent de poche pour un mois. 
Des bruits courent du reste que notre Régiment doit changer de garnison pour aller dans une grande ville du Sud (4) - mais rien n’est officiel ou même officieux encore.
Mon colis te parviendra également avec du retard car je reçois aujourd’hui une lettre du Chef de Transit d’Oudjda (5) qui me réclame quelques sous de droits de Douane pour la caisse qui, de cette façon, te sera portée à domicile sans que tu aies des droits à payer. Mais il est probable que le colis restera en souffrance à Oudjda  jusqu’à l’arrivée des sous en question. Espérons seulement que les fruits seront rendus pour Noël !
La nervosité ou la peur des enfants pendant la nuit me semble tout à fait un mauvais signe, car j’estime que c’est maladif. Je pensais quelquefois que si j’étais resté avec eux, nous aurions fait des exercices avec des haltères de 500 ou 1000 gr. ou simplement de la gymnastique suédoise (6), ce qui fortifie beaucoup les poumons et les muscles. Enfin ce ne sera peut-être pas trop tard lorsque je retournerai ! Le cas d’Hélène est également très désagréable et je ne serais pas tranquille du tout en te sachant seule avec les enfants. Pour ce qui est du moratorium des loyers, tu feras bien de te renseigner exactement auprès de Me Lanos ou encore auprès de Me Bonamy si tu vois celui-ci avant l’autre.
Je t’ai entretemps accusé réception de ta lettre du 17 Novembre avec le dessin de Georges et j’ai écrit aussi une carte à ce dernier.
L’histoire du laissez-passer (7) est tout au moins ridicule au plus haut degré. Peut-être la Chambre va-t-elle se réunir en Comité secret pour délibérer sur la question ? Après des histoires pareilles, je me demande s’il n’existe pas quand même une supposition, un doute quelconque contre moi - doute ou soupçon que je pourrais facilement dissiper si l’on me les faisait connaître !! J’avais pourtant cru que l’enquête approfondie de Bayonne avait donné toute lumière  : c’est ce que m’affirmait du moins dans le temps le Procureur .
Et que faut-il croire de tous ces bruits de paix qui courent depuis quelques jours et qui sont décrits comme propositions officielles allemandes. Evidemment, il faut bien que les négociations commencent un jour, mais on a tant abusé que je crains presque que c’est un canard (8).
Mes plus tendres baisers pour toi et les enfants.

Paul

Bonnes fêtes de Christmas ! (9)




Notes (François Beautier)
1) - "Colonel de M'Conn" : chef de corps du détachement principal du Régiment de marche étranger (auquel appartient Paul) dont le siège est à Msoun, à une trentaine de km. à l'est de Taza.
2) - "Ministre de la Guerre" : il s'agit de Lyautey, qui refusera toute permission pour les combattants - trop peu nombreux - au Maroc.
3) - "certificat d'hébergement" : pour attester l'adresse où le soldat passera la permission dont il fait la demande. 
4) - "ville du sud" : effectivement, la rébellion s'intensifie dans le Moyen Atlas, au sud du piémont du Rif où Paul a jusqu'alors été cantonné.
5) - "Oujda" : dernier grand poste français au Maroc oriental avant la frontière algérienne en direction de Sidi Bel Abbès, siège de la Légion.
6) - "gymnastique suédoise" : gymnastique alors novatrice, dite naturelle parce que, n'ayant pas pour but d'accroître la masse musculaire, elle proposait des mouvements d'assouplissement et des postures bienfaisantes inspirés de ceux que l'homme fait et prend spontanément dans la nature. Surtout pratiquée individuellement en milieu naturel elle peut l'être aussi en groupe et en salle.
7) - "du laissez-passer" : allusion qui paraît concerner le laissez-passer que le Commissaire de police de Caudéran aurait proposé à Paul (ou que Paul lui aurait demandé ?) au début août 1914 pour qu'il rejoigne via Bayonne son épouse et ses enfants en vacances en Espagne et échappe ainsi à son statut d'étranger ressortissant d'un pays ennemi. Il est vraisemblable que ce laissez-passer fut mentionné comme une tentative de Paul de quitter la France alors qu'au contraire il a demandé dès le 2 août 1914 un permis de séjour en France puis, le 10 août, déposé officiellement auprès du Commandement militaire de Bordeaux sa demande d'engagement volontaire dans la Légion étrangère pour la durée de la guerre. Paul se moque de Marthe (qui conçoit mal que le cas personnel de Paul ne fasse pas l'objet d'un traitement particulier) en faisant l'hypothèse qu'un Comité secret de l'Assemblée nationale délibère sur son cas individuel (ces comités secrets avaient été imposés par le Parlement au gouvernement pour lui permettre de débattre des questions militaires ; l'Assemblée nationale s'était ainsi constituée en comité secret du 28 novembre au 7 décembre 1916) .
8) - "un canard" : à l'approche de Noël les rêves et les vœux de trêve et de paix se multiplient dans la presse en s'appuyant sur des rumeurs et autres fausses nouvelles (c'est-à-dire sur des "canards" : des bavardages creux) étayées par les exhortations du Pape Benoît XV et l'impatience des mouvements pacifistes de tous les pays. Cependant il y a bien des annonces concrètes : l'Autriche, le 5 décembre 1916 (sous l'influence de son nouvel et jeune empereur-roi Charles 1er qui a vécu la réalité des combats - et qui succède à François-Joseph mort le 21 novembre 1916), puis l'Allemagne, le 12 décembre (sous l'influence du chancelier Bethmann Hollweg qui souhaite profiter de la victoire allemande en Roumanie), évoquent auprès de leurs peuples respectifs une paix qui les reconnaîtrait gagnants, ce qui est évidemment inacceptable pour les Alliés, surtout occidentaux, alors contaminés par le jusqu'au-boutisme (ces Alliés traitent ces déclarations de "manœuvres de guerre" le 30 décembre) ; le Président des USA, Woodrow Wilson, lance le 18 décembre sa vaste enquête sur les buts de guerre des belligérants (l'Allemagne refuse d'y répondre le 26 décembre) afin de faire de son pays - qui demeure neutre - le médiateur du conflit ; l'Allemagne continue ses manœuvres diplomatiques en Suède pour dissuader le Japon d'envoyer des troupes soutenir celles des Alliés en Europe...
9) - "Christmas" : Paul choisit-il ce nom qui se réfère explicitement au Christ (plutôt que celui de Noël) parce que Marthe est de culture chrétienne protestante ou parce qu'elle apprend l'anglais ? 


vendredi 16 décembre 2016

Carte postale du 17.12.1916

Carte postale Paul


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 17/12 1916

Occupé à écrire cet après-midi mes cartes de nouvel an, je ne trouve pas le temps de répondre à tes lignes des 8/9 courant. J’y reviendrai par un prochain et te confirme ma lettre du 15.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul


mercredi 14 décembre 2016

Lettre du 15.12.1916

Le Général Nivelle en 1916

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, the 15th December 1916

Darling, 

Thank you for your kind letter of the 3rd and the 5th inst. returning me the mine of the 29th October. My sentence concerning the words “3 months” is really not quite clear and I should have better done to write “You ought to say 3 months” instead of 3 month. But as a matter of fact the French expression “on dit” is translated in English not by the words “one says” but by several expressions differing with the sense you are giving to your sentence. So you will hear very often “People say” but also “You say”.
But why do you always write “lext time” instead of “last time” ? 
Knowing that Mr. Frid had left Bel Abbes the 23rd ult. I thought already he would not have passed via Bordeaux but that he would travel directly to Paris where he has some parents, a married sister I think. So I am really glad to hear that he called on you as he had promised it when leaving Touahar. But I do not understand at all why his brother is in a “camp de concentration” as he is of Russian birth. Has he been naturalised German ? Frid told me very often that he likes children very much ; I think he got satisfaction occasionnally his visit !
I heard yesterday that our Generalissime of Morocco Mr Lyautey got Minister of the War-Office and that he will be replaced here by General Gouraud, the same who coming from the West joined General Baumgarten when this officer arrived at Taza from the East and who, last year, was wounded at Gallipoli. Mr. Lyautey has been appreciated here more as political man than as soldier properly spoken. I am nevertheless surprised of this choice as he is rather old, as he left France since many years and as finally he does not hear very well. Perhaps the French Government wants to present to the Parliament a man “de prestige”, for the French newspapers “cannot repeat enough” - they say so - that the conservation of Morocco is exclusively due to Mr. Lyautey. Mr. Joffre seems also to be replaced by General Nivelle though he conserves his title of Generalissime of the allied armies or technical director of the war.
It is only to hope that the war will be carried on in a more energical way , at least on the Western front, for I do not follow at all the events in the East, or at least on the Russian theater. The invasion of Rumania is not at all a confirmation of the “usure allemande” so often repeated by the papers. I think nevertheless that this act costed the life of a lot of German soldiers and that, seen under this point of view, it will contribute to finish the war. Everybody says of course that the possession of Bucarest has no influence on the issue of the struggle. Why do they not say that it is a success for the Allies ?
I do not remember to have got your letter of the 30th October speaking of the importance of that day. At Touahar I was fully convinced that Alice’s birthday was the 30th of November and I saw only at Taza that I was mistaken.
Frid sent me today a postcard from Libourne stating that he was extremely well - even too well, he says - received at Caudéran and that he was very pleased to talk all the day with the children. He is adding that although he had a great desire to kiss them when leaving the house he did not venture to do so : “Ayant embrassé tant de vice en Afrique, je n’osais pas embrasser l’innocence.” Penhoat also writes me, telling that his wife will go with him to Nantes where he expects to meet you in order to see the lawyer together. Of course, if you could see the Attorney, that would be very important to clear up our situation and to know if really it is useful to continue our steps with Messrs. Bonamy and Lanos. You may always try to be introduced to the Procureur who, I think, has an illimited power in all that question.
With reference to my permission, I shall await the arrival of the General Gouraud who is told to be a real soldier, appreciating the troops after their efforts without looking if they are Territoriaux, Zouaves, Tirailleurs or Légionnaires. But even if I should get the chance to get a permission, there is no possibility to leave here before the month of February. But this own idea has already charm enough for me.
Sincerely yours

Paul

Do you want some more newspapers from Cardiff ? 

Traduction (Anne-Lise Volmer): *

Ma chérie, 

       Merci pour ta bonne lettre des 3 et 5 courant, qui me renvoie ma lettre du 29 octobre. Ma phrase contenant les mots "trois mois" n'est vraiment pas très claire, et j'aurais dû écrire "il faudrait dire trois mois", au lieu de trois mois. Mais en fait l'expression française "on dit" se traduit en anglais non par "one says", mais par différentes expressions, selon le sens de la phrase. On entendra donc très souvent "People say", mais aussi "you say". 
      Mais pourquoi donc écris-tu toujours "lext time" au lieu de "last time"? 
      Sachant que M. Frid (1) a quitté Bel Abbès le 23 du mois dernier, je pensais qu'il ne serait pas passé par Bordeaux, mais qu'il se rendrait directement à Paris, où il a de la famille, une soeur mariée je crois. Je suis donc très content de savoir qu'il t'a rendu visite, comme il avait promis de le faire en quittant Touahar. Mais je ne comprends pas du tout pourquoi son frère est dans un "camp de concentration"**, comme il est de naissance russe. A-t-il été naturalisé allemand (2)? Frid m'a souvent dit qu'il aime beaucoup les enfants, et je pense qu'il a été content à l'occasion de sa visite!
      J'ai entendu dire hier que notre généralissime au Maroc, M. Lyautey (3), est devenu Ministre de la Guerre, et qu'il sera remplacé ici par le Général Gouraud, le même qui, arrivé ici de l'ouest, a rejoint le Général Baumgarten (4) quand cet officier est arrivé à Taza de l'est, et qui, l'an dernier, a été blessé à Gallipoli (5). M. Lyautey a été apprécié ici davantage comme un homme politique que comme un militaire à proprement parler. Je suis cependant surpris de ce choix, comme il est plutôt vieux, qu'il a quitté la France depuis plusieurs années, et qu'il n'entend pas bien. Peut-être le gouvernement français veut-il présenter au Parlement un  homme "de prestige"** (6), car les journaux français ne peuvent pas répéter assez souvent que c'est exclusivement grâce à lui - c'est ce qu'ils disent - que le Maroc a été conservé. M. Joffre (7) semble aussi devoir être remplacé par le Général Nivelle, quoiqu'il conserve son titre de Généralissime des armées alliées, ou directeur technique de la guerre.
      On ne peut qu'espérer que la guerre continuera de manière plus énergique, du moins sur le front occidental, car je ne suis pas du tout les évènements à l'est, ou du moins sur le théâtre des opérations en Russie. L'invasion de la Roumanie n'est pas du tout une confirmation de "l'usure allemande"** (8),  comme le répètent si souvent les journaux. Je crois néanmoins que cette action a coûté leur vie à de nombreux soldats allemands, et que, de ce point de vue, elle contribuera à mettre fin à la guerre. Tout le monde dit, bien sûr, que la possession de Bucarest n'a pas d'influence sur le résultat du combat. Pourquoi ne disent-ils pas que c'est un succès pour les Alliés? 
      Je ne me souviens pas d'avoir reçu ta lettre du 30 octobre, qui parlait de l'importance de ce jour. À Touahar, j'étais absolument persuadé que l'anniversaire d'Alice était le 30 novembre, et c'est seulement à Taza que j'ai vu que je m'étais trompé.
      Frid m'a envoyé aujourd'hui une carte postale de Libourne, me disant qu'il a été extrêmement bien reçu - même trop bien - à Caudéran (9), et qu'il a été très content de parler avec les enfants toute la journée. Il ajoute que, bien qu'il ait eu très envie de les embrasser en quittant la maison, il ne s'est pas aventuré à le faire: "Ayant embrassé tant de vice en Afrique, je n'osais pas embrasser l'innocence"**. Penhoat m'écrit aussi, me disant que sa femme l'accompagnera à Nantes, où il pense te rencontrer pour que vous voyiez l'avocat ensemble. Bien sûr, si vous pouviez voir l'homme de loi, ce serait très important pour éclaircir notre situation, et pour savoir s'il est vraiment utile de poursuivre avec Messrs Bonamy et Lanos. Tu peux toujours essayer d'être présentée au procureur, qui, je crois, a un pouvoir illimité dans cette question. 
      En ce qui concerne ma permission, j'attendrai l'arrivée du Général Gouraud (10), dont on dit que c'est un vrai soldat, appréciant les troupes selon leurs efforts sans regarder si ce sont des Territoriaux, des Zouaves, des Tirailleurs ou des Légionnaires. Mais même si j'avais la chance d'obtenir une permission, il n'y aurait aucune possibilité de partir avant Février.  Mais cette seule idée a déjà suffisamment de charme pour moi.
      Bien à toi


                                                                                                                    Paul

Veux-tu d'autres journaux de Cardiff? (11)

* L'anglais de Paul, très courant, n'est cependant pas parfaitement académique, et contient quelques erreurs et  maladresses, que nous n'avons pas rendues dans la traduction.
** En français dans le texte.





Notes (François Beautier)
1) - "Mr. Frid" ; ancien Légionnaire à Taza, d'origine russe, démobilisé à Sidi Bel Abbès (Algérie) après 5 ans de contrat. Ce caporal ami de Paul lui avait promis de rencontrer Marthe à Bordeaux en allant visiter son propre frère à Libourne (voir la lettre du 3 décembre 1916). 
2) - "naturalisé allemand" : les Russes étant alliés des Français, il n'y avait aucune raison juridique à la rétention d'un Russe dans un camp français de regroupement (on disait aussi "de concentration") des étrangers ressortissants de pays ennemis. Cependant il faut compter avec les raisons policières (extra-judiciaires) non-dites : pour le gouvernement russe, un révolutionnaire (ou frère de révolutionnaire, comme Frid) était un ennemi qui pouvait donc être considéré comme tel par la police française. En 1917, les soldats russes entrés en révolution contre le tsarisme en France furent réprimés par la gendarmerie puis carrément pilonnés par les canons de 75 mm de l'artillerie française les 16 et 17 septembre dans le camp de La Courtine (en Creuse) où 10 000 d'entre-eux avaient été regroupés.
3) - "Lyautey" : Hubert Lyautey, Résident général de la France au Maroc, est nommé Ministre de la Guerre du gouvernement Aristide Briand le 12 décembre 1916. Il est remplacé au Maroc par le général Henri Gouraud. Lyautey - qui conservait le titre de résident général - fut d'emblée en désaccord avec le gouvernement qui avait d'une part amputé le Ministère de la Guerre en créant un Ministère de l'Armement (confié au socialiste Albert Thomas) et un Ministère des Transports et ravitaillement militaires (confié à Édouard Herriot) et d'autre part entrepris de nommer Nivelle (dont Lyautey n'appréciait pas l'impulsivité) comme successeur de Joffre. Lyautey démissionna avec tout le gouvernement (le sixième d'Aristide Briand) le 17 mars 1917. 
4) - "Baumgarten" : le général Maurice Baumgarten avait participé au rétablissement de la liaison entre les deux Maroc par la jonction à Taza, le 10 mai 1914, des troupes du Maroc occidental conduites par Gouraud et des siennes venues du Maroc oriental, le tout sous le commandement de Lyautey. 
5) - "Gallipoli" : péninsule turque de la rive nord du détroit des Dardanelles où les forces franco-britanniques furent massacrées en tentant de débarquer (voir la lettre du 26 septembre 1916). Henri Gouraud, chef du corps expéditionnaire français, y perdit un bras au combat en juin 1915.
6) - "un homme de prestige" : Hubert Lyautey, Joseph Joffre et Joseph Galliéni sont alors les trois généraux les plus prestigieux. Tous trois sont des "coloniaux" aguerris en Afrique noire française (au Sénégal, au Mali, au Soudan français), à Madagascar, au Tonkin. Lyautey, considéré comme l'organisateur du Maroc moderne (et comme le conservateur du Maroc dans le giron colonial français), plus jeune que Galliéni et moins usé que Joffre (de fait limogé) est le plus prestigieux des trois et donc choisi par Aristide Briand. 
7) - "Joffre" : Joseph Joffre, qui jouit d'une grande popularité du fait de sa bonhommie, est fortement contesté au gouvernement, au parlement et à l'armée pour le bilan effroyable de ses longues et lentes opérations de "grignotage" de l'ennemi, tant à Verdun que sur la Somme. On lui cherche un successeur à la tête des armées du Nord et de l'Est. Le nom de Joseph Galliéni est avancé mais l'homme n'en a pas envie (ancien gouverneur général de Madagascar, il avait déjà pris sa retraite lorsqu'il fut rappelé à la défense de Paris et lança la fameuse bataille des taxis de la Marne, les 6 et 7 septembre 1914). C'est finalement le médiatique et ultra-belliciste Robert Nivelle qui remplacera Joffre - nommé conseiller technique militaire du gouvernement - à partir du 25 décembre 1916. Nivelle sera à son tour limogé après l'échec de son offensive du Chemin des Dames en avril 1917. 
8) - "usure allemande" : l'année 1916 se terminant en France par le recul des Allemands sur Verdun (la bataille s'achèvera officiellement le 18 décembre 1916) et la Somme (achevée un mois plus tôt), la presse française et britannique, s'inspirant de l'expression "je les grignote" de Joffre, s'impatiente d'une possible victoire en rabâchant l'idée d'une inéluctable "usure allemande". En fait, sur les fronts orientaux, l'Allemagne progresse : Bucarest, capitale de la Roumanie, est occupée par ses troupes depuis le 6 décembre du fait de l'insuffisante aide française et russe ; la Russie n'a rien pu faire contre la création le 5 novembre 1916 d'un royaume fantoche de Pologne sur ses propres terres, ni contre la défaite de son alliée roumaine, et ses troupes ne progressent plus nulle part depuis le 18 novembre 1916 (abandon de l'offensive de Broussilov). Le mythe d'une usure allemande ne trompe plus personne, chacun sent que l'année 1917 sera longue et difficile... 
9) - "à Caudéran" : Frid a donc été reçu par Marthe et les enfants. 
10) - "Gouraud" : sur la question des permissions Gouraud sera aussi inflexible que Lyautey (devenu Ministre de la Guerre) du simple fait que le manque de troupes au Maroc perdurait. Plus généralement, Gouraud se comporta très exactement comme le continuateur de Lyautey (qui demeurait d'ailleurs Résident général).
11) - "Cardiff" : Paul reçoit de ses amis gallois le "South Wales Daily News", principal quotidien du Pays de Galles du Sud, édité à Cardiff, ce qui ne doit pas manquer d'intriguer ses supérieurs et collègues, tout comme la rédaction en anglais de cette lettre adressée à son épouse et traitant d'informations plus stratégiques que familiales...