lundi 31 octobre 2016

Lettre du 01.11.1916

https://echandelysetlagrandeguerre.wordpress.com/category/non-classe/page/10/


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Touahar, le 1° Novembre 1916

Ma chère petite femme,

C’est la Toussaint aujourd’hui et il y a juste 2 ans que nous fîmes cette promenade sur la route de Pau, au-delà du Cimetière des Anglais (1) à Bayonne, promenade dont j’ai conservé, je ne sais pourquoi, un souvenir tout particulier. Et malgré tout le manque de poésie, dans le petit cimetière de Touahar - où il y aura cet après-midi une petite fête - les vers de Gilm (2)  que tous les journaux allemands font reproduire aujourd’hui dans leur supplément me reviennent toujours à l’esprit : Stell auf den Tisch die duftenden Reseden, die letzten roten Astern still dabei ...
Ici, où l’on est pourtant assez près de la mort, rien ne laisse subsister la mélancolie propre à ce jour de mort : les conversations et discussions continuelles ne laissent même pas le loisir de bien recueillir ses idées si toutefois on en a encore. 
        J’ai sous les yeux ta lettre mélancolique du 22 Octobre et te confirme mes lignes des 29 et 30 écoulés (3). Je t’ai déjà parlé de mon intention de faire dès mon retour à Taza quelques démarches. Mais le hasard veut que juste Georges Bienaimé et G. Hervé sont impliqués dans cette histoire de Rochette (4)! Enfin, nous verrons ce qu’il est possible de faire. Inutile de te dire, n’est-ce pas, que l’obtention d’une permission me ferait au moins autant de plaisir qu’à toi. Les Italiens (5), eux, étant alliés, peuvent obtenir des permissions pour aller en France ; ce ne sont que les nationalités ennemies qui en sont exclues. Et l’intervention de personnalités très en vue, provoquée par un de mes camarades dans le même cas que moi, n’a point changé l’idée de notre Chef de Régiment. Peut-être qu’en continuant, on arrivera quand même à un résultat ! 
Charles Humbert, le super patriote, est en ce moment l’objet d’une vive campagne de ses anciens collaborateurs Jacques Dhur et G. Tery dans l’Éveil et l’Oeuvre ; même l’Humanité que j’ai lu assez souvent ce dernier temps émet le doute qu’il soit l’auteur des articles qu’il signe. Et Théry demande si le vaillant capitaine, après avoir réclamé tant de canons et de munitions pour ses camarades, va leur montrer maintenant la manière de s’en servir, vu qu’il est précisément capitaine d’artillerie (6).
Penhoat (7) ne m’a plus écrit depuis le 5 Octobre où il m’annonçait qu’il allait me tenir au courant de sa correspondance avec Nantes. Mais si Leconte lui a répondu par des injures, il me semble que Penhoat devrait faire intervenir quand même maintenant le tribunal pour obtenir les comptes, car il faudrait à la fin savoir à quoi s’en tenir ! P. pourrait donc agir pour son propre compte, tout au moins au début, et nous ou le séq. devrions nous associer par la suite à ses démarches. S’il pouvait aller à Nantes, tu pourrais certes l’y rencontrer ! Sous un autre rapport je préfèrerais cependant que vis à vis du Procureur de Nantes il ne paraisse pas dès le début si clair que P. et moi agissons en plein accord et qu’au contraire ledit Procureur se rende compte par lui-même que Leconte inspire de la méfiance aussi bien à l’autre associé qu’à moi. 
J’ai lu les articles du Journal “L’Allemagne telle qu’elle est” et j’ai aussi l’impression que le neutre, malgré tous ses cachets authentiques sur le passeport, exagère beaucoup la crise alimentaire (8). Espérons que nous nous trompons malgré les blouses élégantes et les cannes confortables de tes s. (9)
Que Suzanne commence à apprendre l’anglais et même un peu l’allemand m’a surpris. Il est toutefois préférable d’attaquer la langue déjà à cet âge-là, bien qu’en ce moment le temps ne soit pas bien propice pour l’étude de l’allemand. Dans ses lettres françaises je constate une amélioration du style mais non de l’orthographe.
Je te remercie du prompt envoi des gants, du caleçon etc. et je serais content que l’envoi me parvienne seulement une fois rentré à Taza pour ne pas avoir trop à trimballer sur la route. Pour ce que le caoutchouc léger pourrait me servir (garde de nuit) il sera certainement trop cher, car il coûtera certainement 10 à 12 Frs. sinon davantage.
Le meurtre de Mr. Sturgh (10) est à mon avis plutôt une affaire intérieure que d’une portée internationale. S’il s’était agi du Comte Tiszir (11)  j’y aurais vu un signe de révolte ou de protestation, mais le rôle de Sturgh était plutôt modeste. Le S.W. Daily News (12) accepte les discours des Scheidemann et Haase (13) comme inspirés par le Chancelier. Il dit que c’est le commencement de la sagesse, mais seulement un commencement. Quand on a pillé une maison, on doit non seulement l’évacuer, mais encore la remettre en bon état et indemniser le propriétaire. “This is what the Central Powers must do for France, Belgium, Poland and Serbia. Evacuation will not suffice, there must also be reparation and full restoration. Without the latter, there can be no punishment, and justice demands that there shall be punishment.” (14)
Tu vois qu’il y a encore un grand pas à faire jusqu’aux préliminaires de paix, mais ce pas n’est peut-être pas aussi loin qu’on veut bien le faire croire pour le succès de l’emprunt (15) etc.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.


Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Cimetière des Anglais" : Paul a évoqué cette promenade dans sa lettre du 11 novembre 1915. En réalité il existe à Bayonne deux cimetières anglais : l'un des Coldstream Guards, l'autre des Third Foot Guards.
2) - "Gilm" : Hermann von Gilm ou Hermann Gilm von Rosenegg, poète autrichien, né le jour de la Toussaint 1812, dont beaucoup de poèmes furent mis en musique par Richard Strauss. Les vers cités ici, largement connus par le lied "Allerseelen" (fête des défunts) que Strauss leur consacra, mettent en scène l'odorant réséda et l'aster flamboyant, fleurs de l'automne et de la nostalgie.
3) - Cette lettre est perdue.
4) - "Rochette" : Paul envisageait d'écrire aux journaux d'oppositions (dont l'Œuvre et La Victoire - journal de Gustave Hervé) pour dénoncer l'absence de permissions dont souffrent les soldats de la Légion au Maroc (voir sa lettre du 5 octobre 1916). Or, Gustave Hervé est momentanément englué dans une affaire qui le rend infréquentable : il a fourni à un repris de justice, Rochette, un livret militaire (celui de Georges Bienaimé) qui déguise son identité. L'affaire est assez grave pour que la Chambre des députés s'en émeuve. Gustave Hervé, devenu nationaliste en créant son journal "La Victoire" en janvier 1916, perdit ainsi beaucoup de la crédibilité qu'il avait acquise avant guerre avec son journal "La guerre sociale".
5) - "les Italiens" : les Légionnaires italiens ne sont pas "ressortissants ennemis".
6) - "capitaine d'artillerie" : Paul se réfère aux rumeurs qui, depuis décembre 1915, accusent Charles Humbert, sénateur nationaliste, capitaine de réserve, va-t-en guerre de tendance antibritannique, d'être un agent d'influence de l'Allemagne et de la Turquie. Jacques Dhur (de son vrai nom Félix le Héno), ancien rédacteur au Journal, avait fondé en janvier 1916 sa propre publication, "L'Éveil", qui s'attachait à dénoncer des scandales (concernant par exemple l'approvisionnement des armées, le report des loyers, les bagnes...). Gustave Téry, fondateur de l'Œuvre en 1904 (devenu quotidien en 1915) se montra jusqu'à sa mort en 1928 en pointe du pacifisme (il publia, malgré la censure, "Le Feu" de Henri Barbusse ; il plaida dès 1916 pour la création d'une Société des Nations), ce qui lui valut la haine des bellicistes qui le traitèrent de défaitiste pro-allemand. 
7) - "Penhoat" : associé de Paul dans la société Leconte.
8) - "crise alimentaire" : cette série d'articles du Journal reprenait le titre d'un livre de Jacques Saint-Cère publié à Paris en 1886 ("L’Allemagne telle qu’elle est"), sous la signature d'un journaliste suisse qui décrivait un état de famine pour un tiers de la population allemande. 
9) - "tes s." : tes sœurs. Paul (et Marthe) semblent tirer des rumeurs d'influence pro-allemande concernant Le Journal et des nouvelles (et peut-être photographies) envoyées par les sœurs de Marthe, l'idée que la pénurie alimentaire (et vestimentaire ?) est moins grave que le dit Le Journal et qu'ils l'espèrent eux-mêmes pour abréger la guerre.
10) - "Mr. Sturgh" : le comte Karl von Stürgh (1859-1916), premier ministre autrichien, assassiné à Vienne par le socialiste Friedrich Adler - fils de Victor Adler, chef du parti social-démocrate autrichien - le 21 octobre 1916.
11) - "Comte Tiszir" : en fait Comte Istvan Tisza (1861-1918), premier ministre hongrois de 1903 à 1905 puis de 1913 à 1917, il tenta de modérer la politique impériale allemande mais ne parvint pas à convaincre Guillaume II que la guerre sous-marine à outrance entraînerait l'entrée en guerre des USA. Il fut assassiné le 31 octobre 1918 à Budapest par un trio de bourreaux dépêché par un comité révolutionnaire de soldats qui l'avait condamné à mort pour avoir déclenché la guerre entre l'Autriche et la Serbie (question toujours en débat). En tout cas Paul avait eu dès novembre 1916 l'intuition que ce personnage pouvait mourir assassiné.
12) - "S.W. Daily News" : quotidien de Galles du Sud (South Wales) édité à Cardiff, envoyé à Paul par un ami (voir la lettre du 6 octobre 1916).
13) - "Scheidemann et Haase" : les chefs des deux courants "patriotiques" (non immédiatement pacifistes) du parti social-démocrate allemand. Leur refus d'un armistice vise à permettre un retrait de l'Allemagne sans pénalité de guerre. De ce fait, leur position semble aux Britanniques dictée par Theobald von Bethmann Hollweg, vice-président de Prusse jusqu'en 1909 puis chancelier d'Allemagne jusqu'en juillet 1917. 
14) - "punishment" : la phrase paraît recopiée par Paul du S.W. Daily News. Elle signifie : "C'est ce que les Puissances centrales doivent faire en France, Belgique, Pologne, Serbie. Mais évacuer ne suffira pas, il faudra aussi réparer et restaurer. Sans cela il n'y aurait pas de punition, alors que la Justice exige qu'il y en ait une". 
15) - "emprunt" : allusion au second emprunt annuel de la Défense nationale lancé en octobre 1916. Le précédent datait de novembre 1915. Pour susciter la souscription des bons d'emprunt par le plus grand nombre possible de prêteurs, la propagande s'ingéniait évidemment à faire croire très lointaine la perspective d'une paix. 

lundi 24 octobre 2016

Carte postale du 25.10.1916

http://books.openedition.org/cjb/644

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Touahar, le 25/10 16

Ma Chérie,

Voilà 2 mois que nous sommes ici et, d’après le dernier cri de guerre (1), nous ne
rentrerons que vers le 10 Novembre à Taza. Pourvu seulement que le temps reste beau ! As-tu l’Humanité du 15 courant, l’article de fond ainsi que le compte-rendu du congrès socialiste allemand (2)
Meilleurs baisers pour toi et les gosses.


Paul


Notes (François Beautier)
- "cri de guerre" : rumeur courant dans une armée.
- "congrès socialiste allemand" : effectivement, l'Humanité du 15 octobre 1916 donne en page trois un compte-rendu des débats de la dernière journée de la Conférence social-démocrate allemande réunie en Suisse. Loin de constituer une synthèse de fond cet article final met à vif les oppositions entre les trois courants du parti : celui de Kaete Duncker, révolutionnaire appelant à lutter contre la direction hypocritement pacifiste ; celui de Haase, centriste, qui appelle les parlementaires à refuser les crédits de guerre ; celui de Scheidemann, nationaliste, qui voit la guerre comme une lutte de l'Allemagne pour son existence.

samedi 22 octobre 2016

Lettre du 23.10.1916

Caïds arabes

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Touahar, le 23 Octobre 1916

Ma Chérie, 

Je t’écris aujourd’hui dans une tranchée authentique du petit poste n° 2 du Col de Touahar, dont les Tirailleurs prétendent qu’elle est “kif kif en France“ (1) et dont le parapet (2)  couvert de pierres plates me sert de table - assez haute pour me permettre d’écrire debout. Nous y sommes à environ 2 km du camp (3) pour surveiller quelques ravins et la vallée où le chemin de fer Taza-Fez va passer d’ici un an ou deux. En face, de l’autre côté du fleuve, il y a sur un vaste plateau plusieurs villages et maisons isolées comme encadrés par des oliviers, les ruines de Beni M’Gara (4) (détruit en 1914 par le Général Gouraud et de nouveau en Juillet 1916 par nous) et sur la droite, mais loin, les postes de Koudiat et Biat (5) et, à peine visible, Mat Matta (6). Au fond des chaînes de montagnes dont quelques-unes de 3000 m (7) de hauteur. De temps à autre, lorsqu’on voit des bicots dans les jardins et villages en face, les 75 du poste envoient quelques obus qui sifflent au-dessus de nos têtes et les spahis sur notre droite tirent des coups de fusil à des distances telles qu’ils sont sûrs de rater chaque fois leur but (8)
Ta lettre du 13 m’a été portée tout à l’heure par l’homme qui venait avec le précieux pinard et le café : nous sommes toujours à Touahar, contrairement au prévisions, mais le temps a été jusqu’ici très beau. Ce n’est qu’hier que nous avons eu - aussitôt après la revue passée en l’honneur de la remise du drapeau au poste - une pluie violente qui a duré jusque dans la nuit. Ton pronostic pour Suzanne m’a fait bien rire : comment peux-tu, à une fillette de cet âge, émettre une pareille supposition ? Ou bien est-ce que tu te bases sur une certaine M. St. (9) dont Suzanne a les yeux ? Le truc du Cinéma est certainement de la fantaisie. Car si l’on peut prendre des films d’une revue, ou d’une ville quelconque, il est très difficile d’en prendre d’un engagement en pleine brousse et où l’on ne voit que très difficilement l’ennemi (10). Si le cinéma avait représenté la revue de la garnison de Taza passée par le Général Lyautey (11), vous auriez pu me voir, car j’étais au premier rang et le Général, accompagné du Colonel Charlet (12) s’est arrêté à deux pas de moi pour parler à un officier. Comme “populo” il y avait trois ou quatre bicots qui vendaient du thé et de la kesra (13) ... Les Kaïds (14) naturellement viennent à ces occasions en grande tenue mais c’était à peu près tout - du moins à Taza.
Je te disais déjà dans ma dernière lettre que moi aussi j’ai cessé de prendre les journaux au sérieux. Je te citais entre autres l’article de Henriot (15) du Journal, ”Comment le Maroc fut pacifié”, comme spécimen et je m’étonne réellement que nos officiers ou ceux des Tirailleurs ou Bat D’Af (16), ne protestent pas contre de telles fantaisies. Car il n’y a aucun homme parmi les troupes actives au Maroc qui ne s’indigne pas sur le rôle que jouent ici ces “braves vieux territoriaux” (17) - rôle qui se borne à monter la garde dans des postes construits par nous autres, à fournir des employés à droite et à gauche et à faire de la musique. Ils ne participent point aux colonnes, et si, par hasard, ils envoient une section pour protéger un convoi, ils rouspètent comme seuls les hommes du Midi savent rouspéter. Parmi les 1000 ou 1100 morts de l’affaire de Kénitra (18), il n’y avait point de Territoriaux à ce que je sache. Et que dire de ces articles sur le sort futur de la femme de M. de Walfelen (19) dans le Journal ? C’est tout simplement ridicule de vouloir tout revendiquer pour elle, tous les charmes et tous les honneurs, et de se moquer en même temps sur les femmes d’autres nationalités qui, somme toute, doivent faire actuellement aussi leur devoir !
Enfin, pourvu qu’on voie un jour la fin de tout ce charivari et qu’on puisse en parler au coin du feu ou les pieds sous la table, ce qui ne m’est plus arrivé depuis 21 mois. 
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers.

Paul


Notes (François Beautier)
1) - "kif kif en France" : identique en France. Or ni Paul ni Marthe ne peuvent en juger, ce qui rend étonnant qu'ils s'en remettent à la parole de Tirailleurs sénégalais ayant combattu en métropole.
2) - "le parapet" : le rebord, constitué par le déblai de la tranchée. En métropole, il était improbable (hors mise en scène de "bourrage de crâne" dans une tranchée d'arrière) que le parapet soit recouvert d'un dallage. 
3) - "du camp" : du fortin originel (ou "poste 1") de protection du col de Touahar.
4) - "Beni M'Gara" : cette même casbah (chef-lieu de la tribu rebelle des Beni M'Gara) qui se trouve sur un replat du versant du Djebel Tazzeka, au sud de l'oued Innaouen, a été réattaquée en septembre 1916 par le groupe mobile de Taza (Paul a rapporté dans sa lettre du 22 septembre 1916 avoir entendu les tirs des canons des postes de Bab Merzoka et de Koudiat sur ce lieu habité).
5) - "Koudiat et Biat" : Koudiat El Biad est un poste français établi en mai 1914 sur un méandre de l'oued Innaouen en face de la confluence de l’oued Amelil. Il est protégé par le poste de Bab Merzoka, construit au-dessus en juin 1914.
6) - "Mat Matta" : en fait "Matmata", poste français situé à l'ouest de celui de Koudiat El Biad, en aval sur l'oued Innaouen, en direction de Fès. Dans toute cette description, Paul se situe sur la rive droite de l'oued Innaouen et regarde vers le sud en direction du Jbel (Djebel) Tazzeka (1 980 m.). 
7) - "3 000 m." : Paul voit loin au sud-sud-est du Djebel Tazzeka, "au fond", le point culminant du Moyen Atlas, le Jbel Bou Naceur, qui atteint 3 340 m.
8) - "leur but" : les tirs de canon de 75 mm proviennent du poste n°1 qui surplombe au nord le poste n°2 où se trouve Paul. Ils visent la casbah des Beni M'Gara qui se situe au sud. Les tirailleurs savent leurs balles perdues mais dissuasives d'une descente des rebelles en direction de l'oued Innaouen et du col de Touahar, c'est-à-dire vers les postes 1 et 2.
9) - "M. St." : Paul désigne ainsi - comme une étrangère - sa propre épouse, Marthe Sturm (mère de Suzanne).
10) - "l'ennemi" : il n'existe pratiquement aucun film de combat réel de la Grande guerre. Il n'est pas rare pourtant que l'on fasse passer pour tels des films de reconstitution voire de pure fiction.
11) - "Général Lyautey" : le général Hubert Lyautey a effectivement effectué en octobre-novembre 1916 un grand déplacement en compagnie de représentants des autorités civiles et militaires françaises et marocaines (avec représentation du gouvernement du sultan - le Makhzen - et invitation des chefs tribaux), pour démontrer la pérennité de la jonction établie par lui en mai 1914 entre les Maroc oriental et occidental, en faisant des étapes très médiatisées à Oujda, Taza, Fès, Kénitra, Rabat et Casablanca. La presse métropolitaine rendit notamment compte de la cérémonie organisée dans ce cadre en présence du sultan à Fès le 9 octobre 1916.
12) - Colonel Charlet : en fait Lieutenant-colonel, Joseph Charlet avait pris en février 1916 le commandement du territoire et du groupe mobile de Taza. Il est d'usage, à l'armée, que les subalternes désignent les lieutenant-colonels du grade dont ils tiennent les fonctions sans en avoir le titre (un "lieutenant-colonel" est de ce fait salué par ses hommes d'un "mon colonel").
13) - "kesra" : traditionnelle galette de pain.
14) - "les Kaïds" : les caïds sont des notables locaux - le plus souvent chefs de tribus - traditionnellement chargés d'administration, de police et de justice par les sultans. 
15) - "Henriot" : Paul a nommé dans sa lettre précédente (datée du 19 octobre) l'homme politique lyonnais Herriot. Le "Henriot" dont il mentionne maintenant un article du Journal est peut-être la même personne. S'il s'agit vraiment d'un journaliste dénommé Henriot, alors ce n'était pas à Édouard Herriot que Paul se référait, mais à Henri Henriot (dit Henriot, de son vrai nom Henri Maigrot), célèbre caricaturiste employé au "Journal amusant", au "Charivari" (qu'il avait dirigé avant guerre), à "L'Illustration", ou encore à "La Baïonnette" (qu'il avait fondé en 1915). Cependant on ne retrouve aujourd'hui aucune trace dans les archives de ces journaux d'un article de lui à cette époque traitant de la pacification du Maroc. Il demeure donc plus probable qu'il s'agisse d'un texte d'Édouard Herriot qui s'intéressait à ce moment au soutien de la présence française au Maroc et plus généralement dans le monde arabe, et qui parlait d'Hubert Lyautey en des termes très élogieux. 
16) - "Bat' d'Af'" : Bataillon d'Afrique.
17) - "vieux territoriaux" : soldats trop âgés (plus de 34 ans,) pour être employés en première ligne. Paul - qui est un "jeune" territorial depuis avril - en a parlé dans sa lettre du 5 octobre précédent. L'article du Journal qui déclenche sa colère (et qui n'est malheureusement plus identifiable) attribuait vraisemblablement les succès de l'armée française contre les rebelles au Maroc à ces vieux soldats, ce qui revenait à minimiser l'intensité et la brutalité des affrontements sur ce front. 
18) - "affaire de Kénitra" : Paul évoque en fait la ville de Khénifra près de laquelle se déroula le 12 novembre 1914 la terrible défaite française d'El Herri face aux rebelles regroupés par les Zayanes dirigés par Moha Ou Hammou. Ce combat imprudemment déclenché par le Colonel Laverdure provoqua en une dizaine d'heures la mort de 623 militaires français (dont 33 officiers), et en blessa 176 (dont 5 officiers). Cette débâcle sans précédent en Afrique du Nord marqua surtout les esprits par le fait que seulement 5 des 43 officiers en réchappèrent. On peut se demander pourquoi Paul se réfère à ce désastre au risque d'inquiéter son épouse : en fait, il ne trouve pas de meilleure référence pour contredire l'article du Journal qui a provoqué sa colère et pour la (et se) convaincre qu'il mène lui aussi la vraie Grande Guerre (à la même époque s'achève la bataille de Verdun : le fort de Douaumont est repris le lendemain - le 24 octobre 1916 - par les Français et la bataille sera déclarée officiellement achevée à la mi-décembre 1916, mais la Bataille de la Somme beaucoup plus meurtrière s'éternise jusqu'en novembre).

19) - "M. de Walfelen" : possible allusion obscure à une lignée aristocratique du duché de Brunswick (où Paul naquit). La lettre du 5 novembre 1916 mentionne un "Mr de Waleffe" qui semble bien mieux correspondre à ce qu'en dit Paul puisqu'il s'agit d'un auteur et journaliste français spécialisé dans l'apologie volontiers xénophobe des femmes françaises : Maurice de Waleffe (1874-1946), auteur notamment d'un "Héloïse amante et dupe d'Abélard (la fin d'une légende)" publié dans la Collection des Femmes illustres (éditions d'art et de littérature), à Paris, en 1910. 

mardi 18 octobre 2016

Lettre du 19.10.1916

René Viviani (1863-1925)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Touahar, le 19 Octobre 1916

Ma Chérie, 

Tes lettres des 9 et 11 courant me sont parvenues ensembles aujourd’hui, en même temps que le journal du 9. Il me semble pourtant que je t’avais accusé réception de ton dernier mandat expédié en Septembre qui, dans tous les cas, est bien entre mes mains. Pour ce qui est du prochain mandat, tu n’as qu’à supprimer celui que tu m’aurais normalement envoyé vers le 20 Octobre et en envoyer un 4 semaines plus tard, soit vers le 20 Novembre après réception de ton mandat de Nantes (1).
Quant à notre affaire, je crois que nous l’avons envisagée dans notre récente correspondance sous tous ses rapports. Pour éviter tout malentendu je te répète qu’il est inutile d’insister sur la délivrance du certificat (2) mentionné par Me Lanos et que tout ce qu’on pourrait tenter avec un peu de chance de succès serait de faire demander des renseignements directement au Président du Conseil d’Administration du 1° Régiment Etranger à Bel Abbès (3). Et encore faudrait-il que cette demande vienne d’un endroit quasi-officiel pour être prise en considération. Comme je te le disais déjà Penhoat a de son côté demandé les comptes à Nantes et il a engagé Me Bonamy à les demander aussi à Me Palvadeau. Car en relisant la lettre de Penhoat je constate avec plaisir que j’en avais mal interprété une phrase et que Penhoat n’a point enjoint à Leconte de fournir les comptes à Palvadeau comme je l’avais compris tout d’abord. Il ne nous reste donc réellement plus qu’à attendre maintenant le résultat de toutes ces démarches avant de prendre une décision quelconque. Je réponds également aujourd’hui à Penhoat pour qu’il fasse répéter sa demande au besoin par voie d’huissier si L. n’y réagit pas comme cela. 
Veux-tu que je revienne encore une fois sur ton projet de l’école hôtelière (4)? La directrice naturellement te promettra tout ce que tu voudras - c’est son intérêt comme il est de son intérêt de placer le plus d’élèves possible. Mais je ne vois pas une seule raison pour quoi elle te recommanderait tout particulièrement et, même si elle avait la bonne volonté de le faire, je ne vois nullement où elle aurait tant d’influence (5) que cela.
Tu auras lu que dans la présente discussion à la Chambre sur les naturalisations des sujets ennemis, le projet de Mr. Viviani (6) réserve une situation spéciale aux engagés à la Légion. D’un autre côté on a voté aussi un statut très favorable pour les permissions en y mentionnant aussi les militaires en Afrique du Nord qui auraient droit à 12 jours (sans le voyage) tous les 6 mois (7). Bien entendu nous autres - bien que la loi ne prévoie pas cette exception - serions encore exclus de cette faveur. Je vais donc entreprendre avec un de mes camarades quelques démarches auprès des journaux de l’Opposition (qui seuls sont lus par le Gouvernement) pour faire discuter cette question publiquement. Je crois que la Victoire (8)  (le journal de Gustave Hervet) ou l’Oeuvre sont les mieux situés pour s’en occuper et, aussitôt retourné à Taza, je vais m’adresser au premier. Cela ne coûtera rien et me permettra toujours de connaître tout au moins l’opinion de quelques-uns qui ont comme profession de former et travailler l’opinion publique. D’une façon générale on peut observer que quelques écrivains très en vogue retombent dans les mêmes errements (9) qu’on reproche tellement aux Allemands et parlent aussi prétentieusement que les fameux QB (10) et autres avant la guerre. C’est tout juste qu’on ne rectifie pas pour les besoins de la cause le “Deutschland über alles” (11) dans une traduction discrète.
Rien de bien définitif encore au sujet de notre départ : le Sieur Abd el Malek (12) fait de nouveau parler de lui pour nous préparer une bonne petite campagne d’hiver. 
Reçois ainsi que les enfants mes meilleurs baisers.

                                                    Paul

As-tu lu l’article de Mr. Herriot au Journal (13) sur la pacification du Maroc ? C’est quand même monstrueux de voir de près comment les braves électeurs sont récompensés de leur fiche électorale (14).




Notes (François Beautier)
1) - "Mandat de Nantes" : Marthe reçoit mensuellement de la Société L. Leconte & Cie une somme forfaitaire de 300 francs représentant une avance sur la part des bénéfices qui revient à Paul.
2) - "certificat" : Maître Lanos souhaitait que Paul obtienne de son commandant de corps un certificat de bonne conduite (voir la lettre du 15 octobre précédent). 
3) - "Conseil d'Administration du 1er Régiment étranger à Sidi Bel Abbès" : Paul semble confondre l'administration de son Régiment avec celle d'une société ou d'une collectivité civile. Il paraît en effet ignorer (ou faire semblant d'ignorer) deux faits : a) que le président du dit Conseil est d'office le chef de corps du régiment (à l'époque, le Lieutenant-colonel Jacques Héliot), auquel Paul ne voulait pas s'adresser (voir sa lettre du 15 octobre) ; b) que le dit Conseil d'administration central du régiment est seulement chargé de gérer l'intendance (par exemple les questions concernant l'habillement des soldats).
4) - "l'école hôtelière" : la nature de cette école, que Marthe fréquente ou souhaite fréquenter (voir la lettre du 28 septembre 1916), est ainsi précisée. 
5) - "influence" : Paul, toujours hostile au projet de Marthe, développe ici l'argument de l'incapacité de la directrice de cette école à échapper au "chauvinisme" dont Marthe demeurerait victime.
6) - "Viviani" : René Viviani (1863-1925), avocat, ancien président du Conseil et ministre des Affaires étrangères de juin 1914 à la fin octobre 1915 (il fut alors remplacé par Aristide Briand), était en octobre 1916 - au moment où Paul en parle - Ministre de la Justice (il le restera jusqu'en septembre 1917) et député socialiste de la Creuse. C'est à ce double titre, et du fait de sa naissance à Sidi Bel Abbès où il avait acquis une certaine connaissance de la Légion, qu'il soumit au Parlement, le 4 octobre 1916, un projet de loi visant à permettre au gouvernement d'une part de "rapporter" (annuler) facilement les naturalisations prononcées avant le début de la guerre en faveur de "étrangers ressortissants ennemis", et d'autre part de ne plus accorder automatiquement la nationalité française - à leur majorité - aux enfants nés en France de parents étrangers. Viviani ne faisait pas là acte de xénophobie mais cherchait à vider un abcès de revendications nationalistes appelant depuis 1915 à mener une "Chasse aux Boches" (titre d'un article du Dr. Poirier de Narçay, député de Paris, paru dans L’Express du Midi du 8 mars 1916). Avec les difficultés rencontrées sur tous les fronts, les appels à la dénaturalisation des ressortissants ennemis suspects (moins d'une vingtaine de cas depuis août 1914) devinrent très pressants à l'été 1916 (Léon Daudet, dans L’Action française du 26 juin 1916, dénonçait par exemple la volonté de Viviani d'exclure de tout risque de dénaturalisation les ressortissants ennemis combattant dans l'armée française ou dans l'armée d'un pays allié). La loi effectivement votée le 4 octobre 1916 durcit celle du 7 avril 1915 pour les étrangers naturalisés français avant le début de la guerre n'habitant plus la France, mais plutôt que de l'abolir, elle se contenta de la compléter en donnant des garanties aux engagés dans l'armée française (dont la Légion étrangère). 
7) - "tous les 6 mois" : les permissions réglementaires (hors des demandes exceptionnelles dont celles liées à des blessures) de 40 jours par an avaient été suspendues pour les soldats du front (pas de l'arrière) dès le début de la guerre. Elles furent rétablies pour les officiers du front en mars 1915. Des parlementaires réclament alors que les combattants en profitent aussi (éventuellement en se trouvant relayés en première ligne par des "embusqués" de l'arrière). Joffre généralise le système à tous les soldats en juin 1915. A partir de juillet 1915 et jusqu'en octobre 1916, le nombre des permissionnaires d'un régiment ne peut pas dépasser en même temps plus de 3 à 4% de l'effectif d'une unité combattante. La réforme d'octobre 1916 - que Paul évoque - fixe le droit de chaque soldat à trois permissions de chacune une semaine (hors transport) par an. Cependant les chefs de corps, craignant de manquer d'hommes (les "grandes boucheries" de Verdun et de la Somme en consomment énormément) ne respectèrent pas ce droit : des refus et des suspensions de permissions firent chuter le taux de permissionnaires à moins de 2% des effectifs, ce qui engendra des désertions, suicides et mutineries à partir de février 1917. En juillet 1917 Pétain fit obligation de respecter la réforme d'octobre 1916 et - afin de rattraper les retards - poussa le taux jusqu'à 50% pour les soldats sortant d'une offensive.
8) - "La Victoire, Gustave Hervé, L'Œuvre" : Paul en a parlé dans sa lettre du 5 octobre 1916.
9) - "errements" : allusion au nationalisme allemand et au chauvinisme français, dont l'un des chantres est à l'époque Léon Daudet.
10) - "les fameux QB" : initiales obscures, peut-être en allemand, qui semblent désigner les "va-t-en-guerre", "pousse-au-crime" et autres "stratèges de comptoir" et "jusqu'au-boutistes", tous bellicistes et responsables de la "marche à la guerre" puis du refus de toute négociation de paix.
11) - "Deutschland über alles" : hymne patriotique allemand ("L'Allemagne par-dessus tout") considéré par Paul comme nationaliste ("L'Allemagne au-dessus de toutes les nations"). 
12) - "le sieur Abd el Malek" : sans doute par dérision du titre d'émir ("prince") d'Abdelmalek, chef des rebelles marocains, Paul le qualifie ici civilement de "sieur" après l'avoir dit - de façon républicaine - "citoyen" dans sa lettre du 28 septembre 1916. Paul, et ses collègues du Groupe mobile de Taza, conservent un mauvais souvenir de la campagne de l'hiver 1915-16 contre Abdelmalek qui se termina lors de la bataille de Souk El Had des Gheznaïa, le 27 janvier 1916, par la fuite des rebelles dont le camp était pourtant encerclé (le livret militaire de Paul indique qu'il participa à cette opération).
13) - "Herriot au Journal" : Édouard Herriot (1872-1957) était alors sénateur maire radical-socialiste de Lyon. Paul a parlé élogieusement de lui - sans le nommer - dans ses lettres du 1er décembre 1914 et du 25 février 1916. Cette fois Paul le nomme et s'emporte contre lui. L'article du Journal qui déclenche sa colère n'a pas été retrouvé. Cependant, Paul - plutôt républicain, humaniste, athée voire anticlérical, assez favorable aux idées radicales-socialistes - avait pu trouver dans la presse d'octobre 1916 trois informations qui avaient de quoi l'inciter à crier à la trahison de Mr Herriot : cet humaniste appuyait Lyautey dans la colonisation du Maroc (il préfaça aussi, en décembre, alors qu'il devenait ministre des Transports et du Ravitaillement dans le gouvernement d'Aristide Briand, un livre favorable à toute colonisation française dont celle - éventuelle - de la Macédoine !) ; cet anticlérical se souciait en tant que Président du Comité de l'Institut musulman de faire construire aux frais de la République, à l'usage des soldats musulmans des troupes françaises, une mosquée à Paris et deux hôtelleries de pèlerins sur les lieux saints du Hedjaz ; ce radical-socialiste applaudissait à la Grande Révolte arabe contre les Turcs déclenchée par les agents d'influence britanniques et français en Arabie (cette révolte, préparée par les accords secrets Sykes-Picot du 16 mai 1916 et commencée en juin 1916 à La Mecque, avait rapidement inspiré le soulèvement des rebelles berbères au Maroc, cette fois avec le soutien de l'Allemagne - et de l'Espagne - contre le sultan et la France, dont Paul était alors là l'un des soldats).
14) - "fiche électorale" : bulletin de vote.

vendredi 14 octobre 2016

Carte postale du 16.10.1916

En août 1916, l'écrivain Guy de Pourtalès rachetait des actions de la Tribune de Genève avec les fonds de la Maison de la Presse Française, chargée de la propagande.


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Touahar, le 16 Octobre 1916

Ma Chérie, 
Merci pour les journaux et le très intéressant numéro de la Tribune de Genève (1) que j’ai lu avec beaucoup d’intérêt. Je t’enverrai demain une coupure de journal anglais qui parle des buts de la guerre et qui t’intéressera sans doute aussi beaucoup. 
Le travail ici est toujours poussé activement et il semble à peu près certain que nous retournerons à Taza à la fin de la semaine. Heureusement que nous avons - à l’exception du sirocco - un très beau temps.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


Paul

Note (François Beautier)
1) - "Tribune de Genève" : quotidien suisse francophone fondé en 1879 par un banquier américain. Populaire par son faible prix (compensé par des recettes publicitaires) il est aussi très sérieux par la qualité de ses informations. Pendant la Première Guerre mondiale, son rédacteur en chef Édouard Bauty maintient l'indépendance de ce journal envers les partis et les États frontaliers, avec cependant une tendance francophile.

Lettre du 15.10.1916

Nantes, 1916 (Delcampe)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Touahar, le 15/10/1916

Ma Chérie,

Je te confirme ma carte d’avant-hier par laquelle je t’ai déjà accusé réception de tes lettres des 3 et 4, des cartes postales et des journaux. Ce matin même j’ai reçu une lettre de Mr. Penhoat qui m’annonce qu’il a demandé les comptes à Leconte aussi bien pour lui que pour Me Palvadeau (1) et qu’il va me tenir au courant aussi bien de la réponse de Nantes que de celle de Me Bonamy à qui il a confirmé sa dernière lettre. J’aurais préféré que vis à vis de Leconte Penhoat fasse semblant de ne s’occuper que de ses propres intérêts et non des nôtres, mais puisque c’est chose faite, n’en parlons plus ; je vais toutefois en faire l’observation à Penhoat.
Pour ce qui concerne le conseil de Me Lanos, si dans le fond son raisonnement est juste, il y a cependant une chose qui est irréalisable : aucun officier, ni le lieutenant ni le capitaine ne peuvent délivrer le document dont parle Me Lanos. Ce n’est qu’en quittant l’armée que le soldat reçoit un certificat de bonne conduite délivré par le Colonel et le Conseil d’Administration à Bel Abbès. Et ce certificat, il n’a même pas le droit de le demander : on le lui délivre au moment de sa libération sur demande ou plutôt avis de son Commandant qui est communiqué sous pli confidentiel. Il m’est donc absolument impossible de faire cette démarche : le résultat en serait négatif sans aucun doute et tout ce que je pourrais gagner serait que ma situation plutôt pénible serait connue par le Capitaine, sur lequel elle ne ferait point une bonne impression. Au surplus, nous avons reçu un nouveau Capitaine quelques jours avant de partir pour Touahar de sorte que celui-ci, qui connaît encore très peu les hommes, devrait consulter les sous-officiers et leur exposer donc aussi mon cas pour connaître leur appréciation, ce qui contribuerait à rendre mon cas presque public. Car le seul Lieutenant qui restait à notre Compagnie (l’autre avait été tué il y a quelques mois) est parti avec le précédent Capitaine au front en France. Je ne vois donc pas beaucoup de chances de réussir (2), et je ne te cache point que le projet d’interjeter appel ne me sourit pas non plus bien que nous puissions alors faire juger l’affaire devant la Cour d’Appel de Bordeaux. Mais il nous faudrait un nouvel avoué agréé à la Cour d’Appel et, je crois, encore au surplus un avocat (agréé) d’où de nouveaux frais énormes sans la certitude d’un succès. Donc, comme solution, je ne vois que ceci : laisser faire Mr. Penhoat seul et attendre les comptes de Nantes soit par son entremise soit par celle de Me Bonamy ou Palvadeau.
Ta lettre du 6 courant me parvient à l’instant même. Tu dois certainement faire erreur quant au capital qui se trouvait entre les mains de Penhoat au début de la guerre car à moi P. avait toujours parlé de 6 à 8000 Frs.! Enfin, attendons les évènements pour faire des plans pour l’avenir. Je te répète que si réellement je ressentais par trop les effets du chauvinisme (3), je n’hésiterais pas à quitter Bordeaux et la France, estimant que ce que j’ai fait est suffisant pour m’acquérir le droit de cité. Je préfèrerais naturellement y rester, mais j’envisage sans trop de crainte un changement. 
Mme Robin, qui, réellement , peut se dire très favorisée, vu que nous n’avions pas besoin de payer, serait imprudente de garder le surplus de l’argent sous prétexte que cette somme est un acompte sur le prochain trimestre. Notre loyer est en effet payé d’avance jusqu’au 1° Novembre !!! (4)
Je t’ai toujours accusé réception de ta correspondance et n’ai donc point reçu d’autres lettres que celles mentionnées. Si, comme il paraît, nous rentrons jeudi ou vendredi à Taza, je pourrai de nouveau écrire un peu plus longuement. Car sans parler de l’incommodité de notre guignole (5), nous avons ici à peine une heure par jour loisible. 
La cherté des vivres, étoffes etc. telle que tu me la dépeins est tout simplement incroyable, et je me demande si réellement il se peut que l’augmentation soit encore plus sensible en Allemagne. Tous les détails de la vie politique m’intéressent si peu maintenant ! Je n’attends que la fin de la guerre - mais ne crois pas pour cela que je me fie beaucoup au contenu des journaux ! Je les lis pour me tenir tant soit peu au courant, mais au fond avec bien moins d’intérêt qu’un roman ou une poésie quelconque !
Reçois, ainsi que les enfants, mes meilleurs baisers.

Paul



Notes (François Beautier)
1) - "Me Palvadeau" : maître Palvadeau
2) - "chances de réussir" : Paul veut manifestement apparaître comme un "bon Français potentiel", ce qui semble impliquer pour lui de taire ses démêlés judiciaires avec une entreprise française. Cette seule raison ne paraît pourtant pas suffire à justifier qu'il ne réclame en sa faveur aucun témoignage de ses chefs d'être au moins un "bon Légionnaire". Aurait-il à cette époque d'autres raisons de craindre un refus qui aggraverait son image à la Légion : son statut d'entrepreneur polyglotte et prospère ; son origine juive, ses penchants (attestés par ses commentaires de lectures) pour le pacifisme, le socialisme, le libéralisme ; sa vraisemblable incapacité physique à se distinguer par son ardeur au combat... ? En fait, on le découvrira plus tard, il se prévaut du fait qu'à la Légion il n'est pas d'usage pour un soldat de demander à ses chefs ce qu'ils pensent de lui pour s'entêter dans son habituelle attitude hautaine face aux autorités consistant à ne jamais rien leur demander parce que - selon lui - elles doivent d'elles-mêmes lui accorder automatiquement ses droits.
3) - "chauvinisme" : Paul nomme ainsi ce qui nuit à son image. Il ne dit pas "nationalisme" (encore moins "patriotisme"), un mot qui pouvait s'appliquer alors à n'importe quel pays engagé dans la guerre. Car le mot "chauvinisme" se réfère originellement à la seule France (dont Nicolas Chauvin était un soldat), de même que "jingoïsme" se réfère à l'Angleterre (Jingo étant le substitut de Jésus dans une chansonnette va-t-en-guerre britannique) ou "hanisme" à la Chine des Han, tous ces vocables désignant précisément un ridicule ethnocentrisme - voire tribalisme, clanisme ou castisme - réducteur. Paul, on le voit, s'en prend ici à la France, qui le déçoit, le trahit et qu'il pourrait envisager de quitter.
4) - "1er novembre" : Paul tient compte du moratoire de trois mois, que Marthe a sans doute ignoré.

5) - "guignole" : petite tente où l'on ne tient pas debout.

mercredi 12 octobre 2016

Carte postale du 13.10.1916

Annales de géographie, année 1918 (Persée).


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Touahar, le 13/10 16

Ma Chérie,

Je viens de recevoir tes deux dernières lettres, les journaux jusqu’au 5 et ton envoi de cartes dont je te remercie. Je te répondrai dimanche longuement par lettre, car le travail est poussé très tardivement (1) en ce moment. Il paraît qu’on va rentrer la semaine prochaine.
Mes meilleurs baisers.

Paul



Note (François Beautier)
1) - "tardivement" : tard le soir car le camp n'est pas prêt pour la relève.