lundi 29 février 2016

Carte postale du 01.03.1916

Carte postale Paul Gusdorf

Carte postale  Monsieur Georges Gusdorf  22 rue du Chalet 22  
Caudéran 

le 1er Mars 1916
Mon cher petit Georges,

J’ai reçu ta lettre et en vois que tu as déjà un porte-monnaie. Mais comme il n’y a que des sous marocains ici, il faut que tu tapes Maman pour le remplir. Tu vois sur cette carte des petites filles marocaines qui ne s’habillent pas de la même façon que les bordelaises. 
De grosses bises pour toi, Suzette, Alice et Maman ; le bonjour pour Hélène.


                                                  Papa

dimanche 28 février 2016

Lettre du 29.02.1916

Caricature montrant le Kronprinz au front (1914)

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 29 Février 1916

Chérie, 
Je te confirme ma carte du 27 (1); étant rétabli maintenant, je m’empresse de répondre à ta lettre du 18. Je n’ai jamais ressenti ni à Bayonne, ni à Lyon ou Bel Abbès, les suites de la vaccination comme cette fois-ci : je ne pouvais presque pas lever le bras gauche et j’avais aussi la fièvre mais très légèrement. Enfin, c’est passé jusqu’à samedi au moins, jour de la 2° piqûre. 
A en juger par les journaux, la bataille de Verdun (2), qui dure toujours, montrera une foi de plus que les Allemands ne réussiront pas non plus d’enfoncer les lignes françaises, même au prix de pertes très élevées. Les dernières nouvelles qu’on colporte ici - mais qui ne figurent pas encore sur l’Écho d’Oran - disent que 200 000 Allemands seraient cernés (3) dans la région de Verdun. Je préfère cependant attendre le communiqué officiel pour m’éviter une déception. De toute façon, on peut considérer l’attaque sur Verdun comme échouée, et l’agence Wolff (4), malgré tout son aplomb, ne dira pas le contraire, savoir que les Allemands ont pris la forteresse ! Par contre, si réellement l’armée du Kronprinz (5) devait se rendre, cela pourrait être le commencement de la fin. Dans l’Echo d’aujourd’hui, il est question d’une séance du Landtag Prussien où un des députés socialistes, appuyé par Bebel (6), a déclaré que sur un signe de l’autorité militaire des centaines de milles d’homme étaient envoyés à la boucherie, alors que la même autorité ne pouvait pas amener les agrariens à envoyer leurs porcs à l’abattoir. Déduction : les cochons valent mieux que les maris et fils des femmes allemandes. 
Ici tout recommence à repousser : la plaine de Taza est verte, mais les hautes montagnes sont encore couvertes de neige. Il fait pourtant bon, sauf, par ci par là, quelques journées de pluie et de violent sirocco qui menace d’enlever tous les toits. Il est difficile de se faire une idée exacte de Taza si l’on n’a pas déjà vu une ville arabe. Des antiquités, il y en a partout et un archéologue trouverait ici de quoi s’amuser. Mais tout cela n’a pas une trace d’art, à part la courbe des fenêtres et portes qui sont du style byzantin : c’est une courbe bien plus large et ronde que le gothique. Ce qui m’impressionne, c’est la masse, l’épaisseur, la solidité des murs et des tours, surtout vu les moyens très rudimentaires dont disposaient ces gens pour construire.
Le fait que Mme Plantain t’a laissé Georgette infirme donc aussi ton idée sur sa mentalité. Mr. Pasquier (7), la seule fois que je l’ai vu, me faisait bien l’impression d’un homme autoritaire et dur. Mr. P. l’estimait pourtant beaucoup pour son intelligence et ses capacités commerciales. En vérité, c’était et c’est P. qui tient les cordons de la bourse. 
Le porte-monnaie a donc fait tant de plaisir à Georges ? Réussis-tu bien ses vêtements, je veux dire aussi bien que les vêtements de fillette ? Le prix des étoffes a certainement augmenté encore plus que celui des vivres et sous ce rapport tu réalises donc une économie sensible plus encore qu’en temps ordinaire (8).
Dis-moi donc à l’occasion si tu es allée l’autre jour à Floirac voir Malaret (9), ou bien si celui-ci est venu te voir chez nous.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

Paul

Les articles de Georges P. (10) sont en effet d’une rare violence. On voit que cet homme a été en temps de paix rédacteur sportif du Journal.  

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "carte du 27" : carte postale perdue.
2) - "Verdun" : effectivement, la bataille dure et durera encore cinq mois, du fait de l'obstination des deux camps, et sera finalement un échec pour l'Allemagne.
3) - "seraient cernés" : à vrai dire les Allemands assiègent les forts de Verdun qui sont défendus par à peu près autant de Français, qui tiennent toujours la citadelle. Et les deux camps renouvellent leurs troupes par l'arrière.
4) - "agence Wolff" : "Agence de presse continentale", fondée par Bernhard Wolff à Berlin en 1849, l'une des plus importantes du monde, elle fut très hostile aux Alliés pendant la Grande Guerre.
5) - "le Kronprinz" : l'Empereur Guillaume II d'Allemagne avait confié à son fils, Guillaume de Hohenzollern, Prince de Prusse, Commandant des Hussards à tête de mort, le commandement de la Vème armée allemande qui participa à l'offensive sur Verdun. Ses capacités militaires étaient décriées (les Belges le désignaient depuis septembre 1914 par le sobriquet de "clownprinz") d'où l'hypothèse de sa reddition qui entraînerait le discrédit de l'Empereur. 
6) - "Bebel" : August Bebel (député cofondateur du parti socialiste allemand) est mort en 1913. Paul le confond avec Karl Liebknetch, son successeur, qui appuya plusieurs offensives pacifistes des députés socialistes allemands au Reichstag entre le 13 décembre 1915 et le 29 février 1916, après le succès du congrès international de Zimmerwald, puis leur implication dans la préparation d'une deuxième conférence de Zimmerwald (qui se déroula à Kienthal la fin avril 1916). Le problème était que les thèse pacifistes de Zimmerwald étaient jugées pro-allemandes, défaitistes et antipatriotiques par les socialistes français. 
7) - "Mr. Pasquier" : ? 
8) - Marthe avait reçu une formation de couturière et faisait elle-même tous les vêtements de ses enfants.
9) - "Malaret" : l'un des employés de Paul au "Bureau de Bordeaux" de la Société Leconte.

10) - "Georges P." : Georges Prades, journaliste au "Journal", auteur de la série d'articles "Les Boches de Paris", alors inspiré par les antirépublicains coalisés contre le ministre de l'Intérieur Louis Malvy. Paul a déjà évoqué ces articles dans sa lettre du 21 février 1916.

mercredi 24 février 2016

Lettre du 25.02.1916

Document Delcampe

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 25 Février 1916

Ma chérie,

En mains ta lettre du 16 cour. ainsi que les journaux jusqu’au 15 inclus. En ce qui concerne la question du séq. (1) on l’a appliqué partout où il s’agit de commerce proprement dit, à la suite de la loi sur le trafic avec les A.-A (2). Après cette explication et après avoir ajouté que suivant la loi tout contrat passé avec un ressortissant des états ennemis est suspendu pendant la durée de la guerre, il est facile à comprendre qu’il n’y a aucune participation aux bénéf. et pertes. L. (3) m’écrivait du reste au début de l’affaire qu’on a voulu immobiliser, c.à.d. déposer ma part dans une banque et qu’il a eu toutes les peines du monde pour empêcher cette mesure.
L’augmentation des vivres se fait sentir partout : un camarade me faisait voir hier une lettre de Lyon, la ville qui est peut-être la mieux administrée en France (4), et qui traitait le même sujet sans cependant donner les prix exacts.
Mr. Penhoat m’écrit aujourd’hui qu’ayant été de repos à l’arrière il a vu à Dque (5) Mr. Roux, notre ancien agent à Dunkerque qui, paraît-il, a été réformé après la perte d’un pouce. Il aurait écrit à Nantes pour recommencer à Dunkerque, mais L. chercherait 1000 chicanes. Penhoat me communique également une lettre de Baboureau disant qu’il n’a jamais eu de mes nouvelles, alors que je lui ai écrit une lettre en Septembre et une carte le 1° de l’an. B. a été en permission à Bx (6) et confirme le renvoi de Malaret, celui-ci ayant dû être mis à la journée, tandis que plusieurs employés venus de Nantes étaient au mois. C’est le rajeunissement des cadres ...
Tu fais donc des progrès en anglais et probablement plus vite que moi en espagnol. Du moment qu’il s’agit d’une Miss et non d’une Mrs Holt, ce n’est pas celle à laquelle je faisais allusion (7).
On dit que notre bataillon va le mois prochain à Tadla (8), dans la région de Marakech, c.à.d. à 33 journées de marche d’ici. Ce serait certes sans beaucoup d’enthousiasme que nous irions là-bas, bien que ce soit du côté de Casablanca (9)! La question des permissions va être également résolue pour la Légion. 10% de l’effectif, soit 17 hommes pour notre Compagnie, pourront demander une permission de 15 jours, mais ce seront les Français et Alsaciens-Lorrains. Donc inutile de se faire des illusions. Mon camarade Savario de Caudéran en a demandé une aujourd’hui et s’il l’obtient il te rendra peut-être visite pour te transmettre un bonjour. Dans ce cas je t’écrirai encore.
Je crois qu’à la fin du compte tout le monde sera fatigué de la guerre à tel point que la paix interviendra sans grande solennité ! L’Echo parle d’une offensive allemande dans la région de Verdun qui aurait complètement échoué (10).
Depuis la nuit dernière, le temps ici est devenu pluvieux, sans cependant être froid. On reste donc dans les chambres, ce qui n’est pas dommage de temps à autre. Je ne savais point que tu aimais les dattes à ce point. Ce fruit est bon marché ici, pour 4 sous on en a pas mal, mais ce n’est pas le 1° choix comme on en trouve souvent en Algérie.
Mes meilleurs baisers pour toi et les gosses.

                                                     Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "séq." : séquestre
2) - "trafic avec les A.-A." : dans ses lettres des 3 et 12 février 1916 Paul se référait au décret du 27 septembre 1914 instituant le séquestre, qui interdit à quiconque (hors du séquestre) de s’occuper des affaires des ressortissants des pays ennemis. L'abréviation "A.-A." désigne sans doute les Autrichiens et les Allemands.
3) - "L." : Leconte, associé de Paul.
4) - "la mieux administrée de France" : Paul semble admirer Édouard Herriot, sénateur-maire radical de Lyon. Il avait passé quelques semaines à Lyon, au dépôt de la Légion rue de la Vierge, et avait été très impressionné par la modernité de cette ville (des bains-douches gratuits!) et la propreté qui y régnait. Voir les lettres de décembre 1914.
5) - "Dque" : Dunkerque.
6) - "Bx." : Bordeaux.
7) - "je faisais allusion" : dans la lettre du 16 février 1916.
8) - "Tadla" : grosse ville à 190 km à vol d'oiseau au nord-est de Marrakech et à 280 km à vol d'oiseau au sud-ouest de Taza (Paul dit "à 33 journées de marche") : cette dernière distance paraît beaucoup trop longue pour un déplacement de bataillon. Sans doute veut-il laisser penser à Marthe qu'il va partir en vacances, loin des rebelles du Rif, alors que la presse parle de l'énorme assaut allemand déclenché sur Verdun et de la montée en masse de troupes françaises vers cet enfer.
9) - "Casablanca" : c'est le port de départ vers la métropole des permissionnaires du Maroc occidental, mais c'est à 170 km à vol d'oiseau de Tadla. Manifestement Paul rêve ou se laisse berner par une rumeur tranquillisante. Cependant les lieux cités sont ceux de la campagne de pacification du Maroc menée par Mangin en 1913. 
10) - "qui aurait complètement échoué" : l'Écho (d'Oran), bien informé, rend compte non pas des 4 premiers jours terribles de l'assaut allemand sur Verdun (avec recul de positions françaises) mais de l'arrivée de renforts français et de l'arrêt de la progression allemande, le 25 février 1916.


vendredi 19 février 2016

Lettre du 20.02.1916







Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 20 Février 1916

Chérie,

En main tes lettres des 11 & 13 et les journaux jusqu’au même jour. Je croyais t’avoir dit déjà autrefois que Mr. W. (1) n’est pas à prendre à la lettre : il a pas mal de fantaisie et, comme déjà dit, je suis persuadé que T.P.J. (2) ne sont pour rien dans l’affaire signalée. C’est du reste la même chose pour Bassens (3), il n’y aura pas bientôt 12 postes, comme il t’a dit, mais 2 ! Je me tiens un peu au courant de ce qui se passe là-bas en lisant la Petite Gironde (4) qu’un copain de la section (Savario (5) de Caudéran) reçoit régulièrement. Ce qui est fabuleux, c’est la hausse du fret, à peu près 100%, par suite - en bonne partie - des sacrés sous-marins allemands (6). C’est là la cause principale de la hausse du charbon. A propos du Quai de Bourgogne (7) (nouveau quai vertical) il m’est difficile à croire que les bateaux charbonniers déchargent à cet endroit, car les habitants ne manqueraient pas de protester hautement. Ce seront sans doute les bateaux de grain et céréales qui y débarqueront ?

le 21 Février au soir 

J’ai dû interrompre ma lettre hier soir au moment où l’on nous annonçait que nous allions à Macknassa (8) aujourd’hui. J’ai essayé à cette occasion les chaussettes S.W. qui donnent les pieds frais, mais qui, je crois, ne tiennent que 2 à 3 jours de marche, car le suif fond et graisse les pieds et les chaussures de sorte qu’il en restait peu ce soir aux chaussettes (9). Ne m’en envoie donc plus s.t.p.
Il est exact que notre contrat (10) ne mentionne que 3% d’intérêts, mais dans une de nos réunions (je crois de Janvier 1914) nous avons porté le taux à 5% et dressé procès-verbal conforme. Le contrat ne doit pas non plus mentionner 100 Frs de prélèvements par mois. Prière de me rappeler les sommes prévues pour chacun. Il est certain qu’au début de la guerre les esprits étaient encore beaucoup plus échauffés que maintenant et l’histoire que ta lingère t’a racontée ne me paraît point invraisemblable, bien que tout le monde sût que moi j’étais resté ! En suivant la campagne des journaux, faite surtout pour entretenir l’ardeur de la population (11), je me demande souvent si réellement le monde n’a pas perdu son bon sens ! Dès qu’ils entrent dans des détails précis, il y a toujours des opinions et des jugements tellement extraordinaires qu’un homme du métier sent de suite le bluff. Le Journal (12) a commencé le 13 une série d’articles, “Les Boches de Paris” (13) que je suis avec une certaine attention. Est-ce que tu les lis ? Je constate en passant que dans ton jugement sur Mme P. (14) tu as de ces sauts d’humeur qu’en temps normal tu condamnerais toi-même. Tu souhaites aujourd’hui qu’elle ne revienne pas, alors que demain tu es contente de sa visite. 
Je pense et je suis même sûr que la bonne santé et le développement de nos gosses ne sont point un cadeau du ciel et que tu y es bien pour une bonne part. Mme P. par contre est trop fataliste et laisse plutôt faire ... Et je suis content que Suzette soit restée bébé, espérant que je la retrouverai ainsi à mon retour. Oui, moi aussi je souffre souvent de ne pouvoir te causer de mes projets et de mes idées de l’avenir, idées qu’on ne voudrait même pas confier au papier. Car elles évoluent forcément comme les évènements même et il faudra tenir compte des changements et du bouleversement qui viendront ... (15)
Mille baisers;


                                                Paul


Notes (François Beautier)
1) - "Mr. W." : Wooloughan.
2) - "T.P.J." : peut-être un rapport avec T.P. Thomas ou Franklin Thomas ou encore J.E. Thomas de Cardiff, signalés par Paul dans sa lettre du 23 janvier, du 3 février 1916 ?
3) - "Bassens" : port fluvial en aval de Bordeaux où Wooloughan disait avoir acheté 200 m. de quai.
4) - "La Petite Gironde" : journal quotidien édité à Bordeaux à partir de 1872, républicain libéral, tirant à plus de 200 000 exemplaires.
5) - "Savario" : légionnaire dont le père habite Caudéran, signalé par Paul dans sa lettre du 8 mars 1915.
6) - "sous-marins allemands" : la guerre sous-marine réduit le commerce maritime, ce qui fait grimper les prix.
7) - "Quai de Bourgogne" : en plein cœur de Bordeaux, ce débarcadère oblique (en pente) venait d'être transformé en quai vertical (aujourd'hui "quai des Salinières"). 
8) - "Macknassa" : officiellement Meknassa, en territoire tribal des Branes (encore incomplètement pacifiés).
9) - "ce soir aux chaussettes" : les chaussettes S.W. étaient donc en laine vierge (non dessuintée) de mouton : leur nom "S.W." signifiait peut-être "sheep's wool" (laine de mouton) ?
10) - "notre contrat" : entre les associés de la société Leconte, ou entre les Gusdorf et l'entreprise "Ameublement général" ?
11) - "l'ardeur de la population" : de la même façon que les "atrocités allemandes" les "rumeurs antiallemandes" ont contribué au patriotisme des Français.
12) - "Le Journal" : quotidien de 4 pages avec feuilleton, édité à Paris, lancé en 1892, devenu conservateur et nationaliste depuis que le sénateur de la Meuse Charles Humbert l'a acheté en 1911. 
13) - "Les Boches de Paris" : cette série d'articles fut publiée en février 1916 par Le Journal sous la signature de Georges Prades, un journaliste que le commandant Beaudier - du Deuxième bureau du gouvernement militaire de Paris, bureau supprimé le 31 janvier 1916 par le Ministre de l'Intérieur Malvy qui lui reprochait une "chasse aux sorcières" au profit des agitateurs antirépublicains groupés autour de Léon Daudet - alimentait en données et rumeurs pour contredire ce ministre et le préfet de police de Paris, Laurent, qui proclamaient qu'il n'y avait plus d'espions allemands à Paris depuis la fin 1915. 
14) - "Mme P." : Mme Plantain.
15) - "les changements et le bouleversement qui viendront" : le hasard fait que cette lettre parte le jour même du déclenchement de la grande "offensive finale" allemande sur Verdun.



lundi 15 février 2016

Lettre du 16.02.1916

Cratère d'une bombe de Zeppelin lâchée sur Paris (Wikipédia)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 16 Février 1916

Ma Chérie,

Ta lettre du 4 courant ne m’est parvenue qu’aujourd’hui, 2 jours après celle du 6 et le colis. Comme je te le disais déjà, les lunettes aussi bien que les chaussettes et le saucisson me sont parvenus en excellent état : veux-tu me dire combien tu as payé pour les lunettes ? On peut avoir ici également du saucisson dans le genre de celui que tu envoies, seulement un peu moins bon, au prix de 10 à 12 Frs le kilo c.à.d. 5 à 6 Frs la livre. Le beurre vaut 5,00 Frs la livre, le Roquefort & Brie 4 Frs, le boudin (qualité très inférieure) 3,00 Frs. Par contre les oranges et les oeufs sont toujours bon marché, le Camembert vaut 1,20 Fr la boîte...
Les 3 paires de chaussettes S.W. me suffisent largement jusqu’à la fin de la guerre j’espère. On parle toujours d’un départ du groupe mobile de Taza pour le commencement du mois de Mars et j’aurai alors l’occasion d’essayer ces chaussettes comme il faut. Il est curieux de constater que l’Echo d’Oran et d’autres journaux, en parlant de la dernière colonne, s’efforcent d’attribuer tout son succès à la colonne de Fez sous le Colonel Simon, alors que la part principale revient aux troupes du Maroc Oriental, sous le Colonel Derrigoin (1). Le 27 notamment, les troupes de Fez arrivaient bien plus tard que nous, et le 30 également le groupe Derrigoin a fourni le principal effort et a eu plus de pertes que la Colonne Simon qui coopérait avec nous. Le 31 par contre c’étaient les troupes de Fez qui se sont battu toute la journée. Mais Fez est la capitale et la garnison du Résident Général (2) ... Comme le Colonel commandant le Territoire de Taza vient de partir pour la France, tu trouveras à l’avenir les exploits du Groupe Mobile de Taza probablement sous la dénomination de la colonne du Lt Colonel Charley (3), qui était l’année dernière encore le Commandant de notre bataillon. 
Est-ce que l’étude de la langue anglaise te fait plaisir ? Si je me rappelle bien, j’ai connu, il y a environ 6 à 8 ans, un jeune homme, Mr. Holt, qui était employé dans la maison Ducot et Marchand (4), Cours d’Alsace (5)  et dont la mère, une Anglaise, donnait des cours à un fonctionnaire de la Compagnie P.O. (6), Mr. Cérès, que je connaissais bien à cette époque-là. Ne serait-ce pas la même dame ? Mais si ma mémoire ne me trompe pas, elle habitait alors Rue Ste Catherine (7) et avait quitté Bordeaux pour Paris. Mes progrès en espagnol sont malheureusement fort lents, mais enfin il y a progrès quand même. 
Si la guerre dure encore longtemps, tu ne me reconnaîtras peut-être pas lorsque je rentrerai. Je me déplume de plus en plus et il ne me reste presque plus de poils devant. A l’arrière et sur les tempes, la proportion de cheveux blancs augmente sans cesse. Enfin, j’ai laissé mon embonpoint ici, qui m’avait pourtant coûté assez cher ! 
Je n’aurais certes pas attendu tant de sang-froid de la part de Mme Penhoat, mais il est certain que dans la maison elle risquait moins que dans la rue. Ces raids de Zeppelins (8) semblent être très fêtés en Allemagne. C’est stupide autant que cruel et fera vite disparaitre les quelques rares sympathies (9) que l’Allemagne a encore à travers le monde. Bien que les évènements ne se précipitent pas du tout, il est tout de même à espérer que d’ici 6 mois la guerre sera à peu près terminée. S’il est étonnant qu’elle ait pu durer jusqu’ici, il semble presque impossible qu’elle puisse se prolonger au-delà d’Août-Septembre. C’est du moins mon opinion et qui est partagée par beaucoup de monde ici (10).
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois mes meilleurs baisers. 

                                                  Paul 



Notes (François Beautier)
1) - "Colonel Derrigoin" : il s'agit du Lieutenant-colonel Derigoin, qui fut promu colonel à la suite de la prise du camp d'Abdelmalek le 27 janvier (bataille de Souk el Hadj, aujourd'hui "Souk El Had") et nommé chef de corps de la 76e brigade du 9e Régiment de tirailleurs algériens. Il fut à ce titre affecté dans le secteur de Verdun, du 27 mars 1916 au 23 mars 1917.
2) - "Résident général" : Allusion à Lyautey, qui avait dépêché vers Taza la colonne Simon pour contrer l'offensive d'Abdelmalek à la fin janvier 1916. Simon, colonel depuis 1912, chargé du renseignement de Lyautey et des bureaux des affaires indigènes, d'un grade supérieur à celui de Derigoin (alors lieutenant-colonel) et directement guidé depuis Fès par le résident général Lyautey, fut effectivement présenté comme vainqueur de la bataille de Souk El Hadj, bien que sa colonne n'ait eu à déplorer que la mort d'un canonnier-pointeur. 
3) - "Charley" : Paul a évoqué ce chef de colonne sans le nommer dans sa lettre du 9 février.
4) - "maison Ducot et Marchand" : en fait Ducot et Marchou, 20 Cours d'Alsace et Lorraine à Bordeaux, société de vente en gros de marchandises d'épicerie.
5) - "Cours d'Alsace" : le Cours d'Alsace et Lorraine, grande avenue du centre de Bordeaux.
6) - "Compagnie P.O." : Compagnie de Chemin de fer Paris-Orléans, qui gère la ligne Paris-Bordeaux depuis 1853. Paul parle d'un "fonctionnaire" (au lieu d'un "agent") alors que cette compagnie privée temporairement nationalisée en 1848 ne fut définitivement intégrée à la SNCF qu'en 1937.
7) - 'Rue Sainte-Catherine" : rue adjacente au Cours d'Alsace et Lorraine.
8) - "raids de Zeppelins" : un Zeppelin (le LZ 49) a bombardé le nord-est de Paris, tard dans la soirée du 29 janvier 1916, larguant 18 bombes (une n'aurait pas explosé), tuant 26 personnes et en blessant 38, notamment dans le secteur de Belleville et Ménilmontant (les Penhoat ont un appartement dans le nord de Paris, au 108 boulevard de Clichy, assez proche pour que Mme Penhoat ait entendu les explosions puis la défense aérienne française). Paul parle "des Zeppelins" car un second, le LZ 47, fit demi-tour pour une raison mécanique avant d'avoir atteint Paris. Le LZ 49 fut abattu par l'aviation française alors qu'il s'éloignait de la capitale, aux premières heures du 30 janvier.
9) - "rares sympathies" : l'Allemagne craint effectivement que les "atrocités allemandes" et ces bombardements de populations civiles - ainsi que les torpillages de navires neutres ou chargés de marchandises et de passagers neutres, comme le Lusitania - poussent des Neutres à lui devenir hostiles, voire à rejoindre les Alliés (la question concerne en premier lieu les USA).

10) - "partagée par beaucoup de monde ici" : Paul voit les troupes d'infanterie coloniale partir pour la métropole après l'échec au Maroc du soulèvement des "rebelles" manipulés par l'Allemagne contre la France:  les armées pressentent en effet qu'une grande offensive allemande se prépare en métropole. Elle sera déclenchée à Verdun le 21 février 1916, soit 5 jours après l'envoi de cette lettre de Paul.

jeudi 11 février 2016

Lettre du 12.02.1916

Artisanat marocain (Delcampe)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 12 Février 1916

Chérie,

J’ai tes lignes des 1° & 2 Février et te confirme mes dernières lettres, notamment l’avant-dernière par laquelle je t’ai fait parvenir un certificat de présence au corps. Pour ce qui concerne la réponse du séq. (1) je t’ai déjà donné mon avis : Si Mme Robin (2) continue à insister, réponds-lui de s’adresser directement ou par l’entremise de son avoué au séq. Ainsi que je te le rappelais déjà récemment, Maître Bonamy m’avait bien écrit une fois à Lyon en Décembre 1914. S’il ne donne plus signe de vie, c’est probablement par suite de la loi déjà mentionnée par moi (3), ou bien qu’il a été mobilisé et qu’il n’a chargé personne de ses affaires. Ce cas, je l’ai vu aussi plusieurs fois à Lyon. C’est peut-être par crainte que le bon confrère ne garde la clientèle avec laquelle il s’est mis ainsi en contact ... Surtout dans une petite ville. Quant à L., (4) il n’a aucun intérêt à travailler contre moi, du moins vis à vis des autorités : 1°) Mon capital retiré de l’affaire lui manquerait, car même dans le cas que tu envisages au sujet de l’issue de l’affaire, mon argent ne lui reviendrait en aucun cas. 2°) Etant associé avec moi depuis 8 ans et lié encore pour de longues années, il serait bien imprudent de jeter la pierre sur moi. 3°) Mon départ - sauf en cas de mort - n’étant point prévu par notre contrat, celui-ci serait annulé le cas échéant, c.à.d. Penhoat (5) aussi pourrait se retirer et L. resterait avec son seul capital. Rappelle-toi du reste que dans ses lettres à la Démocratie de St N. (6) il a tout fait pour me défendre : ce qui tombe sur moi tombe aussi sur la maison ... non, tu ne vois pas les choses comme elles sont ; du reste, tu ne connais pas ces petits dessous que je connais dans les combinaisons de L. qui évite surtout de se couper dans sa propre chair ! 
Le renvoi de Siret (7) me fait réellement de la peine, d’autant plus qu’il ne lui sera pas facile de trouver maintenant un nouvel emploi. Ce renvoi est sans doute la suite du projet de L. de mettre les employés à la journée. Et L. est encore assez niais de confier la direction de Bx (8) à un étranger. Car un Norvégien ou Danois, bien que neutre, sera toujours reçu comme un étranger et l’on se méfiera de lui, du moins pendant la durée de la guerre et encore quelque temps après. Auprès des Chemins de Fer et Administration, il est doublement imprudent d’agir ainsi en ce moment : Siret était connu partout et il était au surplus consciencieux au plus haut degré. Il manquait un peu d’audace, mais cela est quelquefois même bon. Enfin, si les choses redeviennent normales, tu verras ces hommes bon marché de Nantes (9) faire leur sac et quitter Bordeaux avec armes et bagages. Si tu as l’occasion de voir Siret, tu peux lui dire que lors de mon retour il y aura “revoyure” et explications. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’ait jamais eu le courage de m’écrire une lettre détaillée pour m’exposer les choses, comme l’a fait Baboureau (10) dans le temps.
Lorsque la guerre sera terminée, j’irai moi-même à Nantes voir et le citoyen Bonamy et le séq. et le Président du Tribunal de Commerce et je verrai bien comment cela tournera. En attendant sois certaine que ma part dans la maison a dû être déposée en garantie en banque et que c’est là-dessus que sont prélevés les 300 Frs (11). Je n’ai donc, pour le moment, rien à voir avec la maison et je considère cette circonstance plutôt comme un avantage. 
Ton colis recommandé vient d’arriver en parfait état, et j’en ai retiré un superbe saucisson, 3 paires de chaussettes russes S.W. et 2 paires de chaussettes en coton dont je te remercie beaucoup. Je suis curieux de voir si ces S.W. sont réellement aussi bons que le dit leur fabricant. Les feuilles arabes que je t’envoie sont, paraît-il, des versets du Coran qui est la bible des Arabes (12). Mais en dehors des prêtres (13) ou de nos Officiers du Bureau Arabe (14), on ne trouve personne ici pour les déchiffrer (15). La cagna où je les ai trouvées appartenait sans doute au prêtre ; elle était du reste assez propre.
Mille baisers pour toi et les enfants, le bonjour pour Hélène.


                                                    Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "du seq." : du séquestre.
2) - "Mme Robin" : propriétaire du logement que les Gusdorf louent au 22 rue du Chalet à Caudéran. La question du paiement du loyer par Marthe est un thème récurrent dans les Lettres. Paul recommande une nouvelle fois à Marthe de ne pas payer les loyers en retard (le séquestre ne lui laisse pas les moyens de les payer ; le moratoire au titre d'épouse de soldat lui donne le droit d'en reporter les échéances). Cependant les relations personnelles entre Marthe et Mme Robin rendent cela difficile.
3) - "loi déjà mentionnée par moi" : sa lettre du 3 février 1916 se référait au décret du 27 septembre 1914 instituant le séquestre, qui interdit à quiconque (hors du séquestre) de s’occuper des affaires des ressortissants des pays ennemis. 
4) - "L." : Leconte, fondateur et principal copropriétaire de la société L. Leconte et Compagnie, dont Paul est devenu l'un des associés en 1909, à hauteur de 30%, comme Penhoat. Leconte n'est donc actionnaire qu'à hauteur de 40%.
5) - "Penhoat" : le troisième associé de la Société Leconte.
6) - "Démocratie de St. N." : Paul se refuse à retenir le vrai nom du quotidien socialiste "La démocratie de l'Ouest", publié à Saint-Nazaire, qui avait consacré en février 1915 un article défavorable à la société Leconte, où Paul Gusdorf était nommément cité. 
7) - "Siret" : employé de la Compagnie Leconte à Bordeaux. 
8) - "Bx." : le bureau de Bordeaux de la Compagnie Leconte.
9) - "hommes bon marché de Nantes" : nouveaux employés à faible coût (étrangers payés la journée) embauchés par la Compagnie Leconte (dont le siège est à Nantes).
10) - "Baboureau" : employé au bureau de Bordeaux de la Compagnie Leconte, mobilisé au service armé depuis décembre 1914.
11) - "300 francs" : versement mensuel, en faveur de Marthe. Paul ne semble pas savoir précisément s'il s'agit du versement de sa part des bénéfices de la Compagnie Leconte (dont il serait alors dépendant), ou de l'intérêt de son capital placé en banque par Leconte du fait du séquestre.
12) - "la bible des Arabes" : en matière de religions, Paul ne s'embarrasse décidément ni de précision (tous les Arabes ne sont pas musulmans), ni de majuscule (obligatoire ici puisque Paul en donne une au Coran et qu'il s'agit des textes sacrés).
13) - "des prêtres" : précisément des imams. 
14) - "Bureau arabe" : administration militaire coloniale française servant d'intermédiaire entre l'Armée et la population autochtone, inaugurée en Algérie au XIXe siècle puis installée au Maroc par Lyautey dans le cadre du protectorat.
15) - "déchiffrer" : le Coran est rédigé en arabe classique.

lundi 8 février 2016

Lettre du 09.02.1916




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 9 Février 1916

Ma Chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 30 Janvier et suis bien content que ma lettre et le petit colis soient si promptement arrivés. Je compte aussi que tu ne t’es pas trop inquiétée de mon silence pendant la dernière colonne où il manquait toute occasion pour écrire. Au surplus, si par hasard il m’arrivait quelque chose, tu serais avisée par télégramme par la Compagnie, même en cas de blessure légère.
Les travaux de maroquinerie sont en effet faits par les hommes et on peut même regarder faire ces travaux ici à Taza dans les boutiques. L’émancipation de la femme est encore une théorie : c’est elle qui fait les gros travaux, et on voit ces malheureuses, souvent très âgées, souvent encore tout à fait grosses, porter des charges formidables de bois, d’eau, etc. Les hommes, dès qu’ils peuvent seulement marcher, se promènent à dos de cheval ou d’âne. On voit des petits de 4 et 5 ans sur un grand cheval - tout seuls ! Je note tes conseils pour le souvenir du Maroc : tu aurais reçu un sac de ce genre pour ta fête si la taille ne m’avait pas paru trop grande. Ce sont en effet ces grands sacs que portent les riches Arabes, les officiers indigènes et même nos propres officiers en bandoulière ... Aimes-tu les ornements en couleur ou bien préfères-tu un sac unicolore qui me plaît bien moins !
J’admire ton courage de vouloir apprendre l’anglais au milieu de cette tourmente, des gosses et de toutes tes préoccupations actuelles. Avec mon espagnol, cela marche bien doucement, car après des journées comme les nôtres on préfère se délasser le soir en lisant, causant ou jouant aux cartes ...
Je te retourne ci-joint l’article de l’Humanité sur l’attitude de la Belgique, article qui remet d’une façon saisissante et très noble les choses à leur place. Il est du reste curieux de constater avec quels soins l’Allemagne essaie de justifier ses actes - 18 mois après leur exécution (1). Je joins également la coupure sur l’ouverture de l’appontement de Bassens, la mine d’or de Mr. Wooloughan (2). Je crois bien que les femmes et mères des mobilisés fêtent les permissions accordées aux soldats et exhibent leurs poilus comme des trophées de guerre. Il est même à espérer que bien des ménages s’apercevront ainsi que malgré la longueur ou durée de leur union, il est resté encore un peu d’amour. Mais ne parlons pas de ces choses, car nous autres n’en bénéficierons sûrement pas (3). On parle même déjà d’une nouvelle colonne vers le milieu de Février, mais ce sont pour le moment des bruits. 
Il ne faut pas se faire des idées trop noires sur le danger que nous courons ici. Ce sont plutôt des fatigues que des dangers, car nos officiers ne ménagent pas les obus pour nettoyer et préparer le terrain et l’artillerie est largement utilisée. Lors de la dernière colonne on pouvait voir notre nouveau Lt Colonel (autrefois Commandant de notre bataillon) (4) s’exposer personnellement beaucoup plus qu’il n’aurait exposé un homme. C’est un Officier d’origine anglaise et qui est très estimé par tout le bataillon dont il connaît presque chaque homme par son nom (5). L’artillerie fonctionne du reste très bien ici ; ce ne sont pas - dans la majeure partie - les fameux 75 de campagne, mais des 65 et 75 (6) de montagne qui, dans quelques minutes, sont complètement démontés et portés à dos de mulet partout où un homme peut grimper, tout comme les mitrailleuses qu’on augmente aussi au fur et à mesure.
Georges donc s’intéresse aussi à l’exposition des trophées aux Quinconces (7). Et Alice va-t-elle mieux ? Quant à Suzette, j’aurais préféré que ses petites lettres me parviennent telles quelles, c.à.d. sans aucune correction.
Le renvoi de Carrère-Bayonne (8) est une grosse bêtise. Les phosphates de Gafsa (9) rapportent à Bayonne tout le salaire de C. que L. a sans doute voulu mettre à la journée. Et il sait pourtant que Gafsa n’aime point qu’on change d’agent : à Cette (10) le même cas s’est produit il y a peu d’années. Mais que veux-tu que j’y fasse dans ma situation actuelle ? 
Je t’embrasse, ainsi que les enfants, bien tendrement.

                                            Paul



Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "leur exécution" : allusion aux "atrocités allemandes" perpétuées ou supposées commises en Belgique lors de l'offensive d'août 1914. L'Humanité, ralliée à l'Union nationale avait rendu compte du congrès socialiste de Zimmerwald en novembre 1915 et, depuis lors, en débattait les thèses en soulignant que la "barbarie allemande" rendait l'Allemagne incapable de négocier diplomatiquement, puis de respecter, une paix inspirée par le seul souci humaniste de mettre fin à une guerre fratricide. Il semble que Paul partage l'accusation de barbarie portée contre l'Allemagne par les Alliés mais qu'il trouve "curieux" qu'elle s'en défende. Or l'enjeu de cette défense la rend tout à fait logique puisqu'elle vise à préserver la neutralité des Neutres (dont les USA, la Roumanie, etc.), et à laisser pensable une paix négociée séparément avec certains des Alliés, par exemple la Russie, ou l'Italie. Peut-être Paul veut-il laisser entendre à un éventuel censeur qu'en matière d'Allemagne il pense comme tous les Français , c'est-à-dire s'étonne que des barbares s'obstinent à vouloir justifier leur barbarie. 
2) - "mine d'or de Wooloughan" : cet ami américain de Paul a acquis pour ses affaires 200 m. de quai au port de Bassens, sur la rive droite de la Gironde, juste à l'aval de Bordeaux.
3) - "n'en bénéficierons sûrement pas" : Paul laisse entendre à Marthe qu'il n'aura pas de permission avant longtemps.
4) - "il connait presque chaque homme par son nom" : Bizarrement, Paul qui parle ici du lieutenant-colonel Charley, ne le nomme pas.
5) - " des 65 et 75 de montagne" : petits canons courts - tube d'environ 1 mètre - de calibres 65 et 75 mm. à tir rapide, sur affut en fer, portant à plus de 5 500 m., pesant moins de 500 kilos, aisément démontables en fardeaux transportables à dos d'homme, en terrain montagneux (ce fut le cas au Maroc) ou marécageux (de là leur utilisation sur les fronts d'Orient). 
6) - "exposition des trophées aux Quinconces" : de janvier à mai 1916 s'est tenue sur la Place des Quinconces à Bordeaux (au centre-ville) une exposition de trophées de guerre. 
7) - "Carrère-Bayonne" : sans doute s'agit-il de Mr. Carrère, du bureau de Bayonne de la société Leconte. Lucien Leconte, principal actionnaire de la société, cherche clairement à faire des économies, et peut-être aussi à se débarrasser du personnel trop attaché à Paul. 
8) - "Gafsa" : ville du sud tunisien, proche d'un vaste gisement de phosphate de chaux, découvert en 1886 par Philippe Thomas, vétérinaire zoologue et géologue de l'armée française, et exploité à partir de 1896 par la Compagnie des Phosphates de Gafsa. La société Leconte importait, outre le charbon, des phosphates d'Alsace ou de Tunisie.

9) - "à Cette" : il s'agit de Sète, dont le nom s'écrivait aussi (et s'écrit parfois encore) "Cette", un port français de Méditerranée importateur de charbon pour son usine à gaz, où la société Leconte pouvait donc avoir eu un bureau.


vendredi 5 février 2016

Lettre du 06.02.1916

Maroc - Environs de Bou-Denid, groupe de partisanssource : Opendata


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Taza, le 6 Février 1916

Ma Chérie,

J’ai reçu hier soir tes lignes du 28 Janvier et profite d’un dimanche de garde pour y répondre tout de suite. D’abord ci-joint un certificat de présence au corps comme tu me le demandes. En ce qui concerne l’histoire G. tu sais déjà par ma précédente lettre que je préfère laisser l’affaire là et je suis content que tu n’aies pas exécuté ton projet d’aller voir G. N’oublie pas dans toutes ces manoeuvres que tous mes concurrents profitent trop volontiers d’une occasion comme la guerre actuelle pour dénigrer un confrère qui a eu trop de succès ! Déjà à Bayonne lors du “commencement d’instruction” le procureur m’avait dit qu’il y a eu des dénonciations à Bx de la part très probablement de la concurrence. Tu sais aussi que le même m’a déclaré à la fin de ce fameux interrogatoire qu’il n’y avait rien à me reprocher. L’affaire du séq. est venue trop tard pour moi (Décembre) pour être levé à temps. Mais le fait que tu as la liberté de rester et que le séq. te paie les subsides pour vivre est la meilleure preuve qu’il n’y a rien à nous reprocher, du moins en haut lieu. Mais la presse française a fait trop de bruit autour des levées de séquestre, alléguant que les engagements dans la Légion s’étaient uniquement produits dans ce but, pour que le Gouvernement tienne compte de ces réclamations. Et au fond je ne regrette même pas trop cette mesure qui, tout d’abord, m’avait causé une surprise fort désagréable. Tu sais que L. voulait, dès le mois de Décembre, supprimer nos prélèvements et Penhoat (1) m’a écrit encore hier que L. lui a notifié qu’il ne le créditerait plus désormais de rien du tout. Tandis que vis à vis de toi, L. est forcé de payer régulièrement. Au surplus je ne participe plus aux affaires pendant la durée du séq. ce qui très probablement m’évitera de fortes pertes (2). Je reste persuadé aussi qu’avec mon livret militaire comme preuve en main, on me rendra sans difficulté mes biens. P. et moi nous chargerons ensuite déjà de remettre de l’ordre dans les affaires, et s’il le faut, nous liquiderons.
Tu es donc allée à Floirac (3) pour voir Malaret (4), ou bien celui-ci est-il venu chez nous ? Mes suppositions au sujet des causes de son départ étaient donc justes. Mais je n’ai jamais eu de ses nouvelles depuis que je suis au Maroc. Je vais toutefois lui envoyer un mot pour avoir quelques éclaircissements.
Mr. Mayer, de la Mon Capell (5), qui a beaucoup d’affaires avec le Ministère de la Marine, affirme que d’ici 6 mois, mais probablement déjà plus tôt, tout serait terminé. Que son bel optimisme triomphe seulement. 
Revenant sur notre colonne, nous avons fêté ton anniversaire chez les Beni Boujala (6). Notre bataillon, placé au centre, traversait une vallée ravissante où des amandiers en fleur changeaient avec des citronniers, orangers, cyprès etc ; Des cascades un peu partout et des maisons propres au milieu de jolis jardins. De notre position nous pouvions bien observer le tir de notre artillerie qui faisait une vraie débauche de munitions. Les bicots ont eu pendant cette colonne des pertes très élevées ; les nôtres sont relativement légères : quelques morts et une quinzaine ou vingtaine de blessés. C’est le transport de ces derniers qui est excessivement difficile dans ces montagnes à pic et sans routes. Il s’effectue sur des mulets portant à chaque côté une litière, mais il est effrayant à voir les descentes rapides où les hommes ont toutes les peines du monde pour se tenir en équilibre.
Les Brannès sont soumis depuis l’été dernier et ont même combattu avec nous. Il n’y reste que très peu de dissidents qui se tiennent avec les Métabzas, mais ceux-ci aussi avaient commencé les négociations le 27/1.
Je serais content d’apprendre que tu finis tout de même par voir les choses un peu moins noir.
Mille caresses pour toi et les enfants.


                                                 Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Penhoat ou "P.", associé - comme Paul - de la société Leconte, et ami.
2) - "m'évitera de fortes pertes" : sur le principe du "à quelque chose malheur est bon", Paul tente de persuader Marthe que le séquestre de ses biens sociaux lui évitera de partager la ruine de l'entreprise Leconte (que rien ne laisse pourtant présager).
3) - "Floirac" : commune littorale de la Gironde, à l'aval de Bordeaux sur la rive droite.
4) - "Malaret" : un employé de Paul. 
5) - "Capell" : Paul a évoqué la société Capell-Mayer dans sa lettre du 23 janvier 1916 et révèle ici qu'il en connaît personnellement l'un des deux copropriétaires.
6) - "fêté ton anniversaire" : Paul retrouve ici le thème littéraire d'Éros et Thanatos, l'amour et la mort, et s'essaie à la célébration - avec sacrifice humain - de l'anniversaire de Marthe (dont il connaît, et pense sans doute combattre ainsi, les idées noires). Hélas pour l'Histoire, qu'il prive ainsi d'un témoignage rare et précieux sur la pacification de force des Beni Bou Yala à la fin janvier 1916.