lundi 31 août 2015

Carte postale du 01.09.1915

Document Delcampe
Bou Ladjeraf, le 1° Septembre 1915

Chérie,

Les journaux arrivent bien en retard depuis quelque temps ; est-ce que tu les mets toujours bien régulièrement à la boîte ?
Meilleures tendresses

                                                  Paul

samedi 29 août 2015

Lettre du 30.08.1915

http://www.delcampe.fr/

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Bou Ladjeraf, le 30 Août 1915

Chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 20 courant, ton mandat de 50 Frs et l’échantillon contenant les 4 paires de chaussettes et le Tipperary (1). Merci de tout cela ! Les chaussettes sont très bonnes pour le prix de 0,95 Frs, et ont bien plu ; la citronnade par contre n’est presque que du sucre pur qui ne doit pas valoir le prix cher qu’elle a sans doute coûté ! Je te retourne enfin les différentes coupures : l’article “L’Anarchiste Dangereux” (2) est bien trouvé et écrit !!! Mais à moins d’une bonne petite révolution en Allemagne - à laquelle je ne peux toujours pas croire jusqu’à preuve du contraire - il faudra bien aller jusqu’à l’épuisement d’un des adversaires ! Il est cependant étonnant - toute réflexion faite - que dans aucun pays la voix publique ne réclame impérieusement la paix ; ceci prouve qu’on est bien décidé partout d’aller jusqu’au bout, de peur de devoir recommencer si la partie adverse n’est pas complètement écrasée.
Ici la vie continue lente et monotone. Le service, certes, est bien plus agréable qu’à Taza, car il n’y a ni convoi ni travaux de route ou de construction pour nous. On part le matin à 5 hs, fait la cuisine dehors, occupe des tranchées sur les mamelons bordant le plateau et monte les tentes. Chacun prend 2 1/2 à 4 hs de faction et le reste du temps peut jouer, lire ou dormir. Evidemment, on reste quelquefois aussi au camp, servant de protection aux soldats qui occupent les postes extérieurs et les y accompagnant le matin pour les y rechercher le soir à 6 hs. Alors, dans la journée, on nettoie le camp, les armes & effets etc. Mais il n’y a ni dimanche ni jour de fête, le manger est plus mauvais qu’à Taza et le vin n’est plus donné que le dimanche. Il semble toutefois que nous n’allons pas rester bien longtemps ici. On dit en effet que le poste de Bou Ladjeraf va être prochainement supprimé pour être  remplacé par plusieurs blockhaus. Un de ceux-ci - destiné surtout à protéger la ligne de chemin de fer - va être construit à quelques kilomètres d’ici. 
A te lire, on croirait que tu te figures que je crains ta visite ici !!! Le crois-tu vraiment ? Les affaires de coeur de notre fils sont un peu précoces, mais intéressantes. As-tu entendu encore des mots blessants des voisins ces derniers mois ? Et n’as-tu jamais revu le Commissaire qui doit toujours avoir nos papiers de mariage et les certificats de naissance des enfants ? 
Je me demande aussi un peu comment tu t’arranges pour payer des acomptes à Mme Robin avec les moyens dont tu disposes, alors que tu dois également payer les impôts et surtout Hélène ? Ce serait vraiment le moment de sortir avec une centaine de mille francs au Crédit Foncier, Bon Dieu ! Combien de gens doivent du reste penser comme cela ! Quant à notre avenir, tu sembles vraiment forger des projets très vastes puisque tu envisages même une installation en Amérique le cas échéant ! Mais je crois que tu te trompes dans ton jugement sur le développement de la liberté dans les Etats-Unis. Ce peuple est un des rares qui tirent un profit énorme de la guerre actuelle, un bénéfice qui se chiffre par des dizaines de milliards. Il a donc tout intérêt à rester neutre et à aviver même le conflit qui sert en somme ses intérêts (3). Et crois-moi que cette guerre a des origines basées beaucoup plus sur des circonstances et conditions matérielles qu’idéelles, bien qu’on parle de culture etc. etc.
Mille baisers pour toi et les enfants.


                                                    Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "le Tipperary" : on déduit des phrases suivantes qu'il s'agit d'une crème de citron (lemon curd) typiquement anglaise de marque Tipperary, ce nom à la mode étant celui d'une grande caserne britannique en Irlande et, surtout, d'une chanson de marche composée par Harry Williams en 1912 et introduite dès le début de la Grande guerre en Belgique et en France par les Tommies (soldats de l'Empire britannique).
2) - "anarchiste dangereux" : expression de la police permettant au Ministère de l'Intérieur de classer ensemble les fiches des militants anarchistes susceptibles de recourir à la violence. L'article qui reprenait cette expression n'a pas laissé de trace historique. Cependant, toute l'année 1915 fut occupée par un débat souvent brutal entre deux groupes d'anarchistes, d'un côté les adeptes d'un défaitisme intégral conduisant à la ruine des États, et ceux d'un retournement révolutionnaire des armes des soldats contre les représentants du militarisme d'État, conduisant au même résultat, de l'autre les partisans d'un interventionnisme militaire d'Union sacrée permettant d'abord de sauver les acquis culturels et sociaux des démocraties menacées par le camp des dictatures. 
3) - "ses intérêts" : Paul, qui veut dissuader Marthe d'un projet d'émigrer aux U.S.A. (projet que néanmoins il caressera lui-même plus tard), reprend à son compte le reproche fait par les populations des pays de la Triple Entente aux USA de ne pas intervenir à leurs côtés dans le conflit, alors même qu'il tentait précédemment d'excuser son ami Wooloughan de ne pas s'engager en France. Bien qu'il compte alors parmi ceux qui peuvent comprendre et expliquer l'isolationnisme américain en termes culturels et politiques (les USA réprouvent notamment le colonialisme européen qui est l'une des causes de la Grande Guerre) il se montre cynique en arguant de l'intéressement strictement économique des États-Unis à la continuation de la guerre en Europe, donc du mépris supposé des Américains pour les valeurs occidentales. Certes, cette thèse très populaire, répandue depuis les milieux anticapitalistes adeptes du matérialisme marxiste, permit d'expliquer sommairement, pendant 3 ans, le non-interventionnisme américain. Mais un économiste et stratège avisé et informé comme Paul pouvait pourtant facilement conclure d'une analyse même sommaire de la situation américaine que les USA n'avaient tout simplement pas - du moins jusqu'à la mi-1917 - les moyens (notamment en armements et munitions) d'intervenir militairement de façon efficace en Europe.

lundi 24 août 2015

Lettre du 25.08.1915

Dans le bled (http://www.gros-delettrez.com/)

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran


Bou Ladjeraf, le 25 Août 1915

Ma chérie,

J’ai reçu hier, venant de Taza, les premiers journaux à Bou Ladjeraf, du 11 au 13 Août, mais je n’ai pas d’autres nouvelles jusqu’ici. Le service continue dans les mêmes conditions que les premiers jours ; nous sommes presque tous les jours, de 5 hs du matin à 18 hs dehors, montant des petits postes à quelques kilomètres autour du camp. Hier soir il y avait une alerte ; des Marocains étaient signalés dans les alentours, juste au moment de la soupe. La cavalerie et quelques légionnaires partaient de suite renforcer les postes extérieurs, mais on n’a échangé que quelques coups de feu. Ce matin, en arrivant au pont de B.L. (1), nous devions constater que les bicots avaient déboulonné quelques rails de la ligne de chemin de fer. Enfin, ils bougent, ces sacrés Ghiatas (2)! Un de nos hommes qui était resté à Taza avec une douzaine de camarades exerçant le métier de maçon pour construire un nouveau blockhaus dans les environs, vient de rentrer et rapporte qu’on prépare une nouvelle colonne pour le 28 de ce mois. Il est cependant très probable que notre Compagnie n’y participera pas, car on ne laissera pas les Territoriaux seuls à Bou Ladjeraf.
En rentrant au quartier, je viens de trouver tes lettres des 14 et 16 arrivées ensemble via Taza avec le billet et le dessin de Suzanne qui m’ont fait beaucoup de plaisir. Je lui écrirai demain une carte.
Quant à mes yeux, j’ai reçu des lunettes de la Compagnie dès le mois de Mars et je m’en sers pendant la marche, vu que 1°) elles ne tombent pas aussi facilement que les lorgnons et que 2°) elles ne blessent pas le nez comme les lorgnons pendant les grandes chaleurs.
L’intervention du Pape (3) restera purement platonique déjà pour cette bonne raison que plusieurs - et non des moindres - des Chefs d’Etat actuellement en guerre, ne font même pas partie de l’Église Romaine (l’Angleterre, la Russie, l’Allemagne). Cette intervention aurait dû se faire avant même l’ouverture des hostilités !
L’envoi du Comptoir d’Escompte est absolument régulier. Il faut bien que le client sache où il en est et il est probable que le séquestre en a reçu une copie. Comme il s’agit d’un montant relativement minime, et que d’autre part il sera bon que nous ayons un peu d’argent sous la main à la fin de la guerre, il vaut mieux s’abstenir de l’achat de l’obligation de la Défense Nationale (4); tu peux toutefois retourner à la banque la feuille datée et signée après avoir vérifié si le compte est juste, c.à.d. si les intérêts des titres encore en dépôt y sont bien portés à notre crédit !
Je note que tu as expédié le mandat de 50 Frs. et j’espère que les 4 paires de chaussettes (gris uni) suivront bientôt par échantillon sans valeur.
Je suis content de ce que tu me dis au sujet de ta santé, espérant que tu dis la vérité exacte sans embellir les choses pour me rassurer. Et je te renouvelle ma demande de vendre plutôt une obligation de temps à autre que de te priver de manger comme il faut.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                   Paul

P.S. Prière de mettre du papier à lettre (sans enveloppe) dans tes prochaines lettres.


Notes (François Beautier)
1) - "le pont de B.L." : le pont de chemin de fer de Bou Ladjeraf (voir carte postale du 22.08).
2) - "Ghiatas" : ou Rhiatas, tribu berbère nationaliste qui participe à l'opération de soulèvement autour de Taza en août 1915. Selon l'historien de la fin du XIVe siècle Ibn Khaldoun, plusieurs des tribus berbères de cette région pratiquaient le judaïsme au moment de la conquête musulmane du Maghreb. Paul, qui s'en moque en les disant "sacrés" semble se réjouir de leur entrée en rébellion, sans doute pour faire croire à Marthe que ce sont de rigolos amateurs inoffensifs (alors que ce sont en réalité des guerriers intrépides).
3) - "du Pape" : allusion à la vaine tentative du Pape Benoît XV, le 28 juillet 1915, de lancer des négociations de paix. Ce même pape, élu le 3 septembre 1914, avait immédiatement proclamé la neutralité du Saint-Siège et publié le 1er novembre 1914 une encyclique appelant à la paix sans condamner aucun des belligérants.

4) - "Obligation de la Défense nationale" : depuis le 13 septembre 1914, l'État complète  le financement de la guerre par l'émission permanente de bons du Trésor "de la Défense nationale" à 4% d'intérêt. Le premier emprunt spécifique de la Défense nationale sera lancé en novembre 1915. Paul préfère préserver la santé physique et financière du ménage plutôt que d'acheter une obligation de la Défense nationale.

samedi 22 août 2015

Lettre du 23.08.1915

Revue de spahis (http://www.gros-delettrez.com/)

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Bou Ladjeraf, le 23-8-1915

Ma chérie,

Je t’ai annoncé par carte postale ma bonne arrivée ici, mais pour pouvoir t’écrire une lettre je suis encore forcé de m’étendre dans les palminas (1), étant encore à un petit poste aujourd’hui comme hier. Car ici à Bou Ladjeraf on est complètement dans le bled : C’est un camp militaire situé sur un plateau où se trouvent la 24° de la Légion, une Compagnie de Territoriaux et un peloton de Cavalerie (Spahis). Pendant la dernière année tout était tranquille ici et on considérait ce poste un peu comme “de repos”. Cependant le 15 Août les Marocains (2) ont fait une embuscade où le Capitaine de la 23° Légion, 1 sergent et 1 légionnaire ont été tués et 9 blessés. Le lendemain, 16 Août, la moitié de notre 24° est venue ici et le 21 le reste, remplaçant la 23° qui est remontée à Taza (3). On prend maintenant des précautions extraordinaires : Défense absolue de sortir du camp, même le jour. Installation de petits postes tout autour du camp. Pour monter ces postes, nous sortons le matin à 5 hs avec de la cavalerie et nous restons jusqu’à 6 hs du soir dehors sur les mamelons dans une tranchée, montant la garde à tour de rôle. Il n’y a pas de travaux de route ou autre, de sorte que l’on est plus soldat qu’à Taza. Seulement la vie y est encore plus monotone que là, si possible. Il existe un café maure dans le camp, et c’est là qu’on peut acheter du tabac, des conserves, etc. Il existe enfin - ce qui n’était pas à Taza - une salle garnie de tables et bancs ainsi que de cartes géographiques où les soldats peuvent faire leur correspondance. Mais l’encre, le papier etc. font défaut complètement à Bou Ladjeraf. A 500 m du camp, le Génie construit une jolie petite gare ; la ligne Oujda-Taza, qui doit se prolonger jusqu’à Fez, passe là-bas. Il paraît que nous allons rester 3 mois ici ; tant que la belle saison dure, le séjour ici n’est pas désagréable (4), mais lorsque les grandes pluies recommenceront ...
Ta lettre du 8 m’est parvenue juste le jour du départ ; je te retourne ci-joint la coupure de l’Humanité sur le livre “J’accuse”. Ce doit donc être un Socialiste qui a écrit le bouquin, puisque le rédacteur de l’Humanité (5) le connaît ! La chanson sur le coulage du Lusitania (6) n’était point jointe à la lettre. Tu lis donc régulièrement l’Humanité maintenant ? Ce journal, évidemment, doit s’attendre à un relèvement de la socialdémocratie allemande s’il ne veut pas complètement abandonner ses idées de camaraderie universelle. Mais tant que je ne vois rien, je reste plutôt sceptique. Dans mon fort intérieur, je garde cependant toujours cet espoir secret, mais en craignant qu’il ne se réalise pas ...
Les différentes prévisions sur la durée de la guerre ne sont pas à prendre bien au sérieux. Un jour, c’est un Colonel américain, puis un Général canadien qui se prononce ... que veux-tu qu’ils en sachent ? Les seuls hommes qui peuvent apprécier l’état des choses, ne disent évidemment rien, de sorte que des deux côté on ne fait que garder l’espoir de la victoire. Mais ce sera tout d’un coup que la vraie situation apparaîtra, et puis ce sera tout proche de la fin.
J’ai fait ce dernier temps quelques projets d’avenir qui te feraient peut-être sourire. En vérité, on ne peut rien faire sans avoir vu l’état des choses après la guerre.
J’ai gardé le petit billet de Suzette ; ce qui m’étonne un peu, ce sont les additions des chiffres à 4 points qu’elle a fait sur le verso sans se tromper une seule fois.
Mes meilleurs baisers pour toi et les gosses.


                                                   Paul


Notes (François Beautier)
1) - "les palminas" : comme à son habitude, Paul écrit phonétiquement les mots qu'ils ne comprend pas. Il s'agit ici des "palmiers nains"
2) - "les Marocains" : Paul ne les désigne pas comme "rebelles" et leur octroie une majuscule. Voudrait-il souligner leur bon droit, celui des peuples à disposer d'eux-mêmes, qu'il ne s'y prendrait pas autrement !
3) - "à Taza" : la stratégie générale des opérations des tribus nationalistes (il s'agit de Berbères : au sud et au centre du Maroc oriental les Zayane, les Rhiatas et les Beni-Ouaraïn ; au nord les Krakra, les Tsoul, les Branes, les Metabza,  éventuellement les Tazis mal pacifiés, etc.) fut définie en 1912 par l'émir Abdelmalek (ancien colonel de l'armée turque, ancien chef de la police de Tanger, chef nationaliste soutenu par l'Allemagne, la Turquie et l'Espagne, organisateur de la "rebellion" jusqu'en 1924, bientôt surnommé "la Bête noire des Français") consistait à attaquer les avant-postes français, pour converger ensuite vers Taza et prendre cette clé stratégique reliant les deux Maroc (l'Oriental et l'Occidental). 
4) - "le séjour ici n'est pas désagréable" : Paul se veut rassurant, mais Marthe pourrait apprendre par la presse que le secteur est dangereux.
5) - "le rédacteur de l'Humanité" : le rédacteur en chef de l'Humanité pendant la Seconde guerre mondiale fut Pierre Renaudel, député socialiste réformateur du Var, ami de Jean Jaurès et témoin de son assassinat.
6) - "coulage du Lusitania" : le paquebot britannique  "Lusitania", fut torpillé le 7 mai 1915 par un sous-marin allemand alors qu'il transportait dans ses soutes des explosifs américains livrés au Royaume-Uni, ce qui provoqua son naufrage immédiat et la disparition de 1198 passagers dont 128 ressortissants américains. Faisant silence sur la cargaison d'explosifs, la presse alliée et américaine, donna immédiatement beaucoup d'importance à la tragédie humaine mais l'oublia du fait de l'officiel isolationnisme américain et ne la "ressortit" que deux ans plus tard pour justifier l'entrée en guerre des USA le 6 avril 1917. 

vendredi 21 août 2015

Carte postale du 22.08.1915



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Bou Ladjeraf, 22/8 15

Bien arrivé ici, t’envoie mes meilleurs baisers. J’espère pouvoir t’écrire demain, ayant été dehors aujourd’hui toute la journée.
Meilleures caresses 

                                                 Paul

lundi 17 août 2015

Lettre du 18.08.1915




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 18 Août 1915

Ma chérie,

Nous voilà enfin fixés : c’est samedi 21 courant que nous allons à Bou Ladjeraf (Maroc Oriental, via Oujda). Tu pourras donc, dès réception, m’adresser ta correspondance à cet endroit-là, toujours à la 24° Compagnie.
Ta lettre du 8 m’est bien parvenue, ainsi que le petit mot de Suzette. On voit que cette petite fiche est cette fois authentique ! 
Depuis hier le temps a changé quelque peu : les nuits sont bien fraîches et le matin, au réveil, il fait un petit vent presque froid, qui vient des hautes montagnes. De cette façon la grande chaleur ne commence que vers 10 hs du matin. 
Tu auras probablement lu que Mr. Millerand (1), Ministre de la Guerre, a répondu à une interpellation qu’il était impossible d’accorder des permissions aux troupes du Maroc, (on avait demandé cela pour les territoriaux, toujours favorisés) 1°) parce que le voyage de l’intérieur du Maroc en France dure 15 à 20 jours de sorte que la permission devra durer au moins 1 mois pour en valoir la peine, 2°) parce que l’effectif au Maroc ne permet pas d’accorder ces permissions même en nombre restreint. En cas d’urgence, le Général Lyautey examinera avec bienveillance les demandes individuelles. Comme déjà dit, il est aussi pour ainsi dire impossible que tu viennes ici. Il n’y a ni hôtel, ni restaurant ou café et chambres meublées dans un rayon de 100 à 120 km autour de Taza !!! Il faut donc patienter, toujours patienter.
Baboureau m’avait écrit une seule fois de Brest et je lui avais répondu par une carte postale. Depuis, j’ai été sans ses nouvelles ; je suis étonné que le jeune Desportes soit en Turquie (2); c’est certainement comme volontaire qu’il doit être parti !
J’aurais attendu que les relations entre la Prusse et les États du Sud (3) se seraient plus promptement gâtées, d’autant plus qu’il y existe toujours une certaine rancune de 1866 (4) qui n’a été qu’avivée par la croissance de la puissance prussienne. Ce qui empêche les petits États de se séparer, c’est qu’ils sont tous - sauf les 3 villes libres (5) - sous la coupe d’un monarch quelconque et que l’idée d’une république répugne à presque tous les Allemands. Les princes entre eux s’entendent certainement mieux que les peuples et leurs intérêts se touchent sur toute la ligne, d’autant mieux qu’il y a un peu partout des relations de parenté. Au surplus l’école allemande a toujours inculqué le chauvinisme à la jeunesse, l’église y a aidé aussi sans parler de l’école du régiment. Si tu entends parler des jeunes gens, même ici à la Légion, tu constate de suite une différence sensible même avec notre “classe”(6). Ces gens-là se croient réellement un peuple supérieur destiné à régner sur le monde. Il y a bien des exceptions - cela s’entend - qui, ayant vu le monde, ne disent rien lorsqu’on leur parle du “Vaterland” (7), mais d’une façon générale l’idée du “Deutschland über alles” (8) est bien le leitmotiv. Tu sembles oublier que le “jeune Wooloughan” a bien 45 ans et qu’il n’a jamais été soldat. Alors pourquoi doit-il s’engager dans la Légion à cet âge-là ? Car étant Américain, il ne peut pas aller dans un corps régulier (9)
Que tu t’entends maintenant si bien avec Mme Robin me fait sourire. J’avais vu, dès notre première visite, que cette femme ne représente pas le type de la bonne bourgeoise, chose qui t’a toujours plu (je veux dire un caractère qui sort un peu de la bonne vie régulière). Et pourtant dans ce cas, tu avais plutôt une répugnance, parce que d’après les potins du quartier elle s’était trop écartée de la bonne voie ! 
Nous voici à Taza dans la saison des figues, notamment des figues de Barbarie (Stachelfeigen). C’est un drôle de fruit qui est tout entouré d’épines et qui sort directement et par douzaines, d’une grosse feuille épaisse de 2 cm. Le goût est délicieux, beaucoup plus fin que celui de la figue ordinaire, tirant un peu sur la banane. Les grenades aussi commencent à mûrir et seront bons dans 2 à 4 semaines. Malheureusement les fruits doivent être plus rares à Bou Ladjeraf qu’ici.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                 Paul


Notes (François Beautier)
1) - "Millerand" : Alexandre Millerand (1859-1943), ancien socialiste devenu patriote rassembleur de la gauche modérée, soutenu par Jean Jaurès, ministre de la Guerre du gouvernement René Viviani  (du 26 août 1914 au 29 octobre 1915 : c'est pendant cette période qu'il cherche à renforcer à effectifs constants l'Armée française intervenant au Maroc en limitant les permissions), puis Président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères de janvier à septembre 1920, puis Président de la République de septembre 1920 à juin 1924 (il s'opposa en 1921-22 au Président du Conseil Aristide Briand qui souhaitait un rapprochement avec l'Allemagne vaincue alors qu'il prêchait lui-même la fermeté et le strict paiement des réparations).
2) - "en Turquie" : la Bataille des Dardanelles (dite aussi de la Péninsule de Gallipoli), commencée en avril 1915 connaît en août un nouveau pic avec la tentative de débarquement des Alliés dans la baie de Suvla, au nord de la péninsule. La bataille ne se terminera qu'en janvier 1916. Paul s'étonne qu'un jeune homme - donc à peine formé - fasse partie de l'expédition et suppose donc qu'il était volontaire. Cependant rien dans le courrier de Paul ne nous informe de l'identité de ce "jeune Desportes" et de son père "Mr. Desporte" (le "s" final paraît aléatoire).
3) - "États du sud" : notamment le Grand duché de Bade et les royaumes de Bavière et de Wurtemberg, monarchiques mais beaucoup plus libéraux que la Prusse.
4) - "1866" : victoire de la Prusse sur l'Autriche et les principaux États de la Confédération allemande. Paul voit dans cette victoire l'origine du nationalisme allemand qui se concrétisa par la fondation du Second Reich  à Versailles en 1871.
5) - "trois villes libres" : Hambourg, Brême et Lübeck.
6) - "notre classe" : Paul met les guillemets car il s'agit autant de classe sociale que de génération démographique et de formation culturelle.
7) - "Vaterland" : patrie (terre des pères). Selon Paul, mot-clé du patriotisme.
8) - "Deutschland über Alles" : l'Allemagne au-dessus de tout (et de tous). Selon Paul, expression-clé du nationalisme.
9) - "un corps régulier" : Paul tente de convaincre Marthe que le cas de son ami Wooloughan n'est pas comparable au sien en prétendant à tort (vraisemblablement en toute conscience) qu'un ressortissant d'un pays neutre ne pourrait pas s'engager dans un corps régulier français, par exemple la Légion étrangère. Par ailleurs il n'expose pas que cet Américain, manifestement trop âgé pour être engagé dans une armée, pourrait éventuellement rejoindre " l'American Ambulance Field Service" créé par les U.S.A. en 1914.

samedi 15 août 2015

Carte postale du 16.08.1915


Historique des unités de la Légion Étrangère pendant la guerre (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6234064p/texteBrut)

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 16 Août 1915

Chérie,

Je te confirme ma lettre d’hier. La moitié de notre Compagnie est partie ce matin pour Bou Ladjeraf et notre section suivra d’ici peu, soit à Bou Ladjeraf, soit à Oued Aghbal (1). Dès que je connaîtrai la date exacte du départ, je ne manquerai pas de te prévenir.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                   Paul


Note (François Beautier)
1) - Oued Aghbal : Paul sait que le poste de Bou Ladjeraf ayant été violemment attaqué la veille, la presse en rendra compte et que Marthe s'en inquiètera : il choisit de diluer les risques qu'il encourt en disant qu'il n'est pas encore en route vers ce poste et qu'il partira peut-être pour un autre (Oued Aghbal).

jeudi 13 août 2015

Lettre du 14.08.1915



Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 14 Août 1915

Chérie,  

Je n’ai pas pu t’écrire depuis ma carte du 12 comme j’en avais l’intention hier car nous sommes de plus en plus bousculés ici. Les 2 Compagnies de Territoriaux qui étaient dans notre camp sont parties d’ici sans être remplacées ce qui fait que notre tour de garde arrive bien plus vite et comme une Compagnie de Sénégalais est également descendue de la Ville au Camp Mobile nous sommes de garde chaque 3° jour ! J’y étais donc de nouveau hier et par comble nous avons dû rester jusqu’à 20 hs (au lieu de 18 hs) la 27° (1) n’étant rentrée que vers 19 hs de dehors. Avec tout cela nous avons un nouveau Blockhaus en construction (à 8 km d’ici), une route pour ce blockhaus, une autre montant en zikzak à la ville de Taza et un cercle pour les Sous-Officiers de la garnison. On turbine donc tous les jours, même le dimanche, et les embêtements ne manquent pas.
Le Sergent du jour distribue juste le courrier et hurle mon nom pour me remettre ta lettre du 5, trois journaux et une lettre de Mr. Plantain. Celui-ci se trouve à Tarbes où il travaille à l’Arsenal à la fabrication des munitions réclamées par Mr Charles Humbert (2). C’est donc assez près de Bordeaux et Mme Plantain doit être bien aise à le savoir loin du feu.
Il y avait aujourd’hui sur l’”Echo d’Oran” un article “Un Réferendum Américain” sur la durée de la guerre dans lequel l’auteur, un Colonel, conclut qu’à la fin de l’automne la campagne sera terminée et qu’elle ne se prolongera pas pendant l’hiver. D’après lui, c’est la situation intérieure des Empires Centraux qui décidera le sort ; il compare la situation de l’Allemagne avec une place assiégée dont la garnison fait certes des sorties victorieuses mais ne pourra pas tenir à la longue.
J’ai lu avec intérêt ce que tu me dis au sujet du prix des vivres ; c’est exorbitant à mon avis, car j’estime que les tarifs d’ici sont bien élevés. Est-ce que la brochure contenant le facsimile de la lettre insérée dans le Jauersche Tageblatt (3) était éditée par le même que le livre “J’accuse” ? Comme l’auteur ne signait pas de son nom, il serait bien difficile de l’arrêter ! Je ne crois pas à la fuite de Maximilian Harden (4); d’une part il avait des relations trop étroites avec le Gouvernement et je suis persuadé que pas mal de ses articles étaient inspirés par les gouvernants, malgré l’apparence contraire. D’autre part, s’il allait à l’Étranger il pourrait raconter trop de choses de ce qui se passe en Allemagne et cela pourrait gêner beaucoup ! 

le 15 Août

On nous annonce tout à l’heure que nous irons à Bou Ladjeraf pour y rester 3 mois. Dans ce cas mon adresse sera 24° Compagnie à Bou Ladjeraf (Maroc Oriental) par Oujda. Je t’écrirai demain une carte pour te fixer, mais de toutes façons les lettres seront réexpédiées d’ici. Comme je te disais déjà B. est un simple camp militaire, sans village, situé sur un plateau. C’est donc encore plus monotone que Taza, mais au point de vue du travail nous serons peut-être un peu mieux ! Enfin, je te fixerai, car on ne peut jamais se fier aux bruits de camp (5).
Comment vont les enfants ? La petite Alice peut-elle déjà parler en dehors de Papa Maman ? Ce sera une véritable fête lorsque je rentrerai à Caudéran et malgré toutes les apparences je pense toujours qu’elle ne sera pas trop éloignée.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                   Paul


Notes (François Beautier)
1) - "la 27°" : vraisemblablement la 27e Compagnie (Paul appartient à la 24e).
2) - "Charles Humbert" : capitaine de réserve, percepteur, député de Verdun en 1906, sénateur de la Meuse et vice-président de la Commission sénatoriale des Armées de 1908 à 1920, ancien journaliste au Matin où il dénonçait les insuffisances de l’armée française en hommes et en munitions, il devînt propriétaire et directeur du Journal au début de la Grande guerre et prit pour slogan “Des Canons, des munitions !”. Charles Humbert fut accusé en février 1918 d'avoir acheté Le Journal avec de l'argent fourni par l'Allemagne : il en fut acquitté mais ses deux coaccusés, Bolo Pacha et Pierre Lenoir, furent condamnés à mort et exécutés.
3) - "Le Jauersche Tageblatt" : grand quotidien allemand publié dans la ville de Jauer, en Silésie, (aujourd'hui Jawor, en Pologne) dont de nombreux faux fac-similés furent produits par la presse occidentale pour "prouver" les atrocités commises par les Allemands (assassinat de prisonniers, tortures et meurtres de civils, épandage de poisons...) et aussi la diffusion de fausses nouvelles et la corruption par l'Allemagne des journaux étrangers.
4) - "Maximilian Harden" : journaliste juif allemand, directeur du grand quotidien Die Zukunft (l’Avenir) qui critique l'entourage réactionnaire et hypocrite de l'empereur Guillaume II dont il approuve cependant la politique de guerre. Personnalité ambigüe, ce néo-nationaliste moderniste est très souvent cité par les Alliés qui produisent de lui autant de vrais que de faux extraits de ses articles dans le but de prouver la supposée immoralité allemande. Fréquemment attaqué par les crypto-conservateurs, il fut plusieurs fois annoncé en fuite, voire assassiné. En fait, menacé par les antisémites, il dut s'enfuir en Suisse en 1922 et y mourut en 1927. 
5) - "bruits de camps" : les rumeurs. Paul s'abstient de dire à Marthe que le secteur de Bou Ladjeraf est à ce moment soumis à des opérations multiples de guérilla, parfois coordonnées, menées par les différentes tribus rebelles du Maroc oriental qui refusent la colonisation française et s'efforcent de couper les relations entre l'est et l'ouest du Maroc.  

mardi 11 août 2015

Carte postale du 12.08.1915




Carte postale  Madame P. Gusdorf 22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 12 Août 1915 

Chérie,

Merci pour ta lettre du 1° ; tu auras sans doute reçu entretemps mes différentes lettre écrites après ma rentrée de la colonne. Il fait toujours une chaleur monstre ici du matin au soir et même pendant une partie de la nuit. La surprise qu’Hélène t’a faite à Ste Marthe est vraiment charmante ; je ne peux cependant pas bien me figurer l’émotion de Suzanne, vu qu’il s’agissait de sa mère !
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                            Paul

samedi 8 août 2015

Lettre du 09.08.1915

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 9 Août 1915
http://dafina.net/forums/read.php?52,96204,page=6

Ma chérie,

J’ai tes lignes du 30 Juillet par lesquelles tu m’accuses réception de mes lettres & cartes des 13, 15 16 & 19 soit 4 dans 6 jours, tout en ajoutant que tu commençais déjà à t’émouvoir à cause de mon long silence !
Voilà maintenant le chemin de fer d’Oujda à Taza terminé, au moins à une voie. Deux trains arrivent maintenant journellement en bas au Camp Mobile et 2 en partent. C’est un grand progrès et qui nous économise aussi pas mal de convois sur M’Conn, car les trains sont escortés par une quinzaine de soldats à peine, mais avec la grande chaleur actuelle il est tout de même pénible de rester pendant quelques heures exposé au plein soleil, assis ou étendu sur des caisses ou des fûts. Je reviens à cette occasion sur ton projet de voyage à Taza : aussi heureux que je serais de te revoir après une séparation aussi longue, je dois tout de même te dire que ce voyage est impossible. Non seulement à cause des 9 jours que dure chaque trajet et les frais de voyage, mais surtout parce qu’il n’existe à Taza ni hôtel ni même restaurant ou aucune maison européenne qui louerait une chambre. Les derniers postes avec hostellerie ou du moins restaurant sont Taourirt et Guercif, à 2 jours de chemin de fer d’ici, dans la direction d’Oujda. Si vers la fin de ce mois ou en Septembre notre Compagnie descendait à un de ces postes - ce qui est cependant peu probable - nous pourrions recauser de ce projet.
J’espère de toutes façons que la maudite guerre sera terminée vers la fin de l’année. On ne peut guère se laisser guider par les racontars des journaux, car il est tout naturel qu’on fasse le possible pour encourager le populo (1) et ne pas le décourager. Mais la guerre coûte à l’Allemagne 3 1/2 millions par mois ; l’Autriche lui emprunte déjà de l’argent, étant à court de ressources, sans parler de la Turquie qui a été de tout temps dans la purée. C’est donc l’Allemagne qui doit porter tout seul tout le fardeau financier et cela ne lui sera plus possible bien longtemps. En outre si même la contrebande se fait sur une vaste échelle par les pays neutres, quel retentissement cela amènera-t-il pour toutes les matières de premières nécessité ! Car les marchandises feront nécessairement un grand détour, d’où un fret encore beaucoup plus élevé, transport par fer ditto sans parler du bénéfice énorme que feront les intermédiaires ! 
Les Russes peuvent être repoussés, ils peuvent évacuer Varsovie (en 1812 ils ont même évacué Moscou) mais on n’aura pas raison d’eux (2). Charles XII (3) & Napoléon I° (4) l’ont appris à leurs dépens. Au surplus, un coup de théâtre peut toujours se produire de ce côté. J’ai lu entretemps que les Provinces Baltiques étaient du domaine des Templiers (Siècle des Croisades) (5) ce que j’avais complètement oublié, mais de là à dire que ce furent des possessions allemandes, il y a de la marge. Il est cependant certain que même des gens intelligents et placés très haut perdent à ce moment toute mesure dans leur jugement, jugeant des nations en bloc comme s’il s’agissait de quelques individus et appelant banditisme chez l’adversaire ce que chez soi on se plaît à appeler héroïsme (6). Tout cela s’apaisera naturellement avec le temps, mais d’ici là on aura encore souvent l’occasion de secouer la tête en voyant comment on brûle ce que naguère encore on adorait (7)!
Veux-tu avoir l’obligeance de m’adresser comme échantillon sans valeur 4 paires de chaussettes en coton, couleur gris, de ma propre pointure, coûtant à peu près 0,90 à 1 Frs la paire. C’est pour un camarade qui me les paiera, tu peux donc en retenir le montant sur le mandat que je te prie de m’envoyer le plus tôt possible, car j’ai dépensé pas mal d’argent pendant la colonne.
Penhoat m’écrit qu’il va toujours bien et t’envoie le bonjour. Je vais écrire ces jours-ci à Mr. Plantain ; quant à sa femme, je suis persuadé que c’est plutôt de l’indifférence chez elle et qu’elle a la même attitude vis-à-vis de ses autres connaissances.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                              Paul 


Notes (François Beautier)
1) - "la purée" : Paul a décidément pris à son compte la langue du "populo", comme il dit précédemment. Cependant son naturel le reprend un peu plus loin avec le mot latin "ditto" (pareillement). 
2) - "on n'aura pas raison d'eux" : ce "on" désigne les Allemands (assez inopportunément, puisque Paul semble ainsi s'y associer). 
3) - "Charles XII" : roi de Suède, vaincu par les Russes en 1709.
4) - "Napoléon 1er" : empereur des Français, lors de la retraite de Russie et du passage de la Bérézina, en 1812.
5) - "Croisades" : l'ordre des Chevaliers porte-glaives, soldats templiers du Saint Empire romain germanique, mena effectivement une croisade de christianisation et de colonisation à partir de 1186 en Lettonie, fonda sa capitale Riga en 1200, commença à pénétrer l'Estonie en 1208, fut battu en 1210, s'empara du centre du pays en 1217. Cette croisade aboutit malgré l'opposition des Russes et des Danois à la création en 1227 de la Confédération livonienne, un État théocratique chrétien dont l'élite allemande asservissait le peuple autochtone d'origine finno-ougrienne. Cet Etat vécut jusqu'au XVIe siècle mais la domination économique et culturelle des "Germano-baltes" dura jusqu'au XIXe.
6) - "héroïsme" : Paul fait ici peut-être ici allusion à la France, nation qui défend héroïquement sa liberté en Europe alors qu'au même moment elle traite en rebelles les nationalistes marocains luttant contre la colonisation.  

7) - "on adorait" : de quoi est-il question dans cette phrase de "speech de banquet" (comme disait Paul dans sa lettre du 6 juillet 1915) ? De la paix, de la fraternité, de l'égalité des peuples ? 

jeudi 6 août 2015

Lettre du 07.08.1915

Document Delcampe

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 7 Août 1915

Chérie,

C’est encore du Poste de Police de Taza où je suis de garde que je t’adresse cette lettre. Complétant celle d’hier, je veux encore te dire - car ce point semble te préoccuper beaucoup - que le combat à la baïonnette n’existe pour ainsi dire pas ici. Le Marocain comme le Musulman (1) en général considère comme un honneur d’être tué par un coup de feu, mais il fuit presque toujours l’attaque à l’arme blanche parce que, tué par la baïonnette, il n’ira pas au ciel (2)
Les mauvaises nouvelles de ta santé que tu me donnes commencent à m’inquiéter sérieusement. J’aurais cru qu’après le sevrage de notre petite fille, tu aurais au contraire repris des forces, d’autant plus que Suzanne doit déjà s’occuper un peu à surveiller sa soeur et son frère. Et c’est le contraire qui se produit. Evidemment le temps actuel n’est pas fait pour calmer des nerfs révoltés, mais tu devrais penser néanmoins que je suis ici au Maroc bien moins exposé que des millions d’autres sur le front de France. Est-ce que tu peux au moins dormir pendant la nuit ou bien as-tu aussi des insomnies ?
En te comparant aux femmes allemandes, ou plutôt en disant qu’elles feront la même évolution que toi, tu oublies certainement qu’ayant quitté l’Allemagne depuis bientôt 7 ans, tu as eu, tout en étant dehors, pas mal de peine à reconnaître que le “Deutschland über alles” (3) n’est qu’un bon petit moyen pour chauffer le patriotisme. Que des mots ou des phrases comme “Erbfein” (4) ou “le degré de civilisation se mesure d’après la consommation d’eau” (voir Emma) (5) ont été faits pour les besoins de la cause. Mets-toi donc à la place des femmes allemandes qui ont des maris, des fils dans l’armée, qui lisent exclusivement les communiqués etc. allemands, qui, même si elles ont une fois franchi les frontières n’ont vu que la surface de la vie ; qui d’après les cabarets de Montmartre ou les music-halls de Paris jugent le peuple ! Peux-tu réellement te figurer que des femmes comme cela puissent faire la révolution ? Nous avons ici un jeune homme, tchèque, qui a travaillé dans les mines de houille de Westphalie avant de venir dans les mines du Nord de la France. Il a été aussi à Gilsenkirchen à la G.B.A.G. (6) et reçoit encore de temps à autre des lettres de là-bas par la Suisse. On lui écrit que dans beaucoup d’usines des femmes ont remplacé les hommes ; elles travaillent aussi longtemps que les hommes mais sont moins payées ; or il est arrivé à plusieurs reprises qu’elles réclament une réduction des heures de travail à cause de leur famille ; elles ont aussi timidement critiqué la guerre qui les prive de leur budget habituel : En réponse on a réduit, à titre de punition, le salaire de celles qui ont ainsi agi et on les a menacées de les mettre purement et simplement à la porte ... Je ne dis nullement que le peuple allemand ne soit pas intelligent. Je dis seulement qu’ils sont trop habitués à marcher “en rangs serrés”, trop disciplinés et militarisés pour avoir seulement l’idée de se révolter. J’ai constaté ici aussi à la Légion que le chauvinisme (7) allemand est effrayant et que même des jeunes gens qui ont fait de très mauvaises expériences en Allemagne ont une confiance aveugle dans l’Empereur et le Gouvernement.
Plus il y aura de peuples impliqués dans le conflit actuel, mieux cela vaudra pour en activer la fin. Mais il est à remarquer que l’accord turco-bulgare (8) semble loin d’être chose faite ; c’est du moins ce que raconte l’Echo d’Oran. Le même canard parle sérieusement d’une intervention du Japon aux côtés de la Russie (9)!
Comment vont les enfants ? Mieux que leur Maman j’espère ?
Donne-moi bientôt de meilleures nouvelles de ta santé et reçois mes meilleurs baisers.

                                               Paul


Notes (François Beautier) 
1) - "le Musulman" : Paul déroge à sa règle personnelle des majuscules en en attribuant une à "le Marocain" (conformément à la règle officielle en usage) et à "le Musulman" (en contradiction avec elle). Peut-être veut-il solenniser sa déclaration pour impressionner Marthe et la rassurer ?
2) - "au ciel" :  cherchant à rassurer Marthe, Paul lui invente la fiction d'un paradis musulman qui refuserait les combattants tués par arme blanche, alors que ce refus ne concerne d'après le Coran que ceux qui se suicideraient !
3) - "Deutschland über alles" : expression tirée du premier vers du chant national allemand (1841) signifiant "l'Allemagne par-dessus tout", à lire au sens de "la patrie en priorité" plutôt qu'au sens que lui donnèrent les nazis de "l'Allemagne supérieure à tous et à tout". Paul parle d'ailleurs ici de "patriotisme" et non de "nationalisme".
4) - "Erbfein" : vraisemblablement "Erbfeind" désignant l'ennemi héréditaire.
5) - "Emma" : Emma Schulz : amie de Marthe et de sa famille allemande, elle vit en Suède et sert de lien postal entre elles.
6) - "la G.B.A.G." : Gelsenkirchener Bergwerks-AG, compagnie houillère de Gelsenkirchen (port fluvial et site minier de la Ruhr).
7) - "chauvinisme" : il s'agit plutôt de nationalisme (croyance en la supériorité d'un peuple sur les tous autres), alors que le chauvinisme est un amour exagéré pour son pays donc une forme maladive de patriotisme.
8) - "turco-bulgare" : cet accord sera signé le 6 septembre 1915 et la Bulgarie entrera effectivement en guerre contre la Serbie et les Alliés en octobre 1915. Paul, habituel bon stratège, a ici mésestimé l'intéressement de la Bulgarie à une victoire des empires centraux.

9) - "Russie" : effectivement, la France, alliée militairement avec la Russie, est aussi alliée commercialement, depuis 1911, avec le Japon. Celui-ci est en très mauvais termes avec la Russie depuis qu'il en a coulé la flotte en 1905. C'est donc à la seule Angleterre que le Japon a proposé dès le 8 août 1914 de coopérer avec elle dans le Pacifique, notamment en prenant le contrôle des concessions allemandes en Chine. Or il apparaît dès mai 1915 que le Japon veut coloniser la Chine, ce qui lui vaut les récriminations de la Chine, de l'Angleterre et des USA. La France, qui voit dans le Japon un allié susceptible de l'aider à maintenir ses propres colonies en Extrême-Orient, pendant et après la guerre, s'efforce d'associer le Japon à la Triple Entente. C'est pourquoi elle propose en juillet 1915 (ce dont Paul a certainement connaissance puisqu'il parle du Japon) que la Russie adhère à l'alliance anglo-japonaise et que le Japon signe le pacte du 5 septembre 1914 fixant comme objectif à la Triple Entente la défaite militaire de la Triple Alliance. Ces accords croisés donnèrent une base diplomatique à la coopération du Japon aux opérations contre l'Allemagne. Cependant, le Japon n'aida jamais directement la Russie et ne renonça pas à ses visées sur la Chine qui, pour s'en défaire, entra en 1917 dans la Triple Entente avec l'objectif de récupérer les concessions que l'Allemagne y avait fondées avant la Grande guerre.  

mercredi 5 août 2015

Lettre du 06.08.1915

Document Delcampe
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 6 Août 1915

Chérie, 

Je t’ai annoncé par ma carte d’hier mon arrivée ou plutôt mon retour à Taza où j’ai trouvé tes dernières lettres. Celle du 25 Juillet et le colis contenant la chemise, la brosse et les 2 tubes sont également arrivés : le tout en excellent état. La brosse à dents est très bonne, la chemise un peu trop blanche pour nos parages un peu sales, merci !
Comme tu l’as constaté toi-même, nous ne sommes restés que 10 jours dehors, et pourtant, lorsque hier, en venant du Camp des Roches, nous aperçûmes les Tours, les Murs et les Oliviers de Taza, tout le monde était content de rentrer “chez soi”. Quel pauvre “chez soi”, ce marabout aux murettes blanchies à la chaux (pour chasser les puces) ! Et pourtant, on est tout de même un peu plus à l’aise que dans le bled, où l’on dort sous la guignole (1) sur son couvre-pied, brodequins aux pieds en costume kaki, le fusil attaché au bras, prêt à se lever au premier signal - à moins qu’on ne soit de garde, dans quel cas on couche dans la tranchée, ce qui arrive tous les 4 jours. Il est vrai qu’avec la chaleur actuelle, il est aussi agréable de coucher dehors sur la paille ou l’alfa que sous la tente ; on n’a que 2 hs de faction dans la nuit, mais il faut naturellement faire énormément attention ! 
En raison de la chaleur fantastique, nous n’avons marché que le matin d’une façon générale, partant à 4 1/2 ou 5 heures et arrivant au nouveau cantonnement vers 10 heures au plus tard. On campe aussitôt, fait les corvées de bois et d’eau et creuse des tranchées autour du camp. Comme cependant la chaleur se fait sentir dès 6 1/2 hs, on sue tout de même à grosses gouttes, surtout en pays accidenté où il n’existe pas de route pour ainsi dire et où le ravitaillement est souvent difficile. Les 2 premiers jours nous avons beaucoup souffert par le manque d’eau douce, toute l’eau était salée à moins d’aller en armes à plusieurs kilomètres à une toute petite source qui était insuffisante pour alimenter 40 megs alors que nous étions environ 4000. Un peu plus tard, la nourriture faisait défaut, notre convoi de ravitaillement ayant été attaqué ! Nous avons donc mangé nos vivres de réserve, biscuits et potage salé, ce qui n’est précisément pas un régal. Enfin le 2 Août au matin nous avons été attaqués par une tribu portant le nom sympathique de “Beni Kra Kra” (2). Notre artillerie a envoyé au moins 400 à 500 obus (ce qui est beaucoup pour ici) et nos pertes ont été d’une dizaine d’hommes, presque exclusivement dans la cavalerie. Dans notre Compagnie, nous n’avons eu qu’un homme très légèrement blessé. Mais ce jour-là nous avons marché en plein midi avec le sac lourdement chargé, une douzaine de kilomètres, traversant l’eau à chaque instant, alors que les obus nous passaient par-dessus la tête. Mais tout bien pesé, cette colonne a été facile au point de vue des étapes. J’espère néanmoins que c’est la dernière pendant l’été, car la chaleur est réellement intolérable. Ce qui m’a fait plaisir c’est la camaraderie dans notre première escouade. Nous étions 7 hommes qui marchaient sur un effectif de 14, les autres étant restés à Taza. Tous les jours, on se faisait un plat à part : un poulet, un ragoût, des rognons, des oeufs, des pommes frites etc. Car aussitôt que nous avons choisi un campement, les goumiers l’annoncent aux bicots qui apportent aussitôt leur marchandise au “souk” (3) c.à.d. ils installent un marché à côté du camp et gagnent de l’or en vendant du tabac, du thé, café, oeufs, chocolat, poules, conserves, kesra (4), etc.
Nous avons eu aussi un formidable orage en cours de route qui nous a mouillés jusqu’aux os.
Je répondrai demain ou après-demain à tes dernières lettres et, entretemps, t’embrasse ainsi que les enfants.

                                               Paul


Notes (François Beautier)
1) - "guignole" : petite tente de campagne pour 1 ou 2 hommes, plus généralement connue sous le nom de "guitoune" (lequel viendrait de l'arabe "gitun" signifiant "tente"). Il semble que Paul utilise ici un surnom plus étroitement réservé à la Légion où le mot féminin "guignole", dérivé de l'apparence de l'ouverture de la tente dont les pans en diagonale ressemblaient à la scène du guignol lyonnais, désignait aussi "une femme (à soldats)". 
2) - "Beni Kra Kra" : officiellement Beni Krakra, tribu berbère hostile au Protectorat. Elle tenta de descendre vers Taza pour prendre la ville en entraînant la tribu mal pacifiée des Branes. L'opération à laquelle Paul prit part au début août 1915 sous le commandement du Colonel Simon brisa la rébellion et détruisit toutes les positions contrôlées par la tribu sur le versant français du Rif.
3) - "souk" : marché temporaire (en arabe).
4) - "kesra" : galette non levée de pain dit "algérien" ou "kabyle" bien que son origine soit plus orientale, peut-être égyptienne.