mercredi 29 juillet 2015

Carte postale du 30.07.1915

Convoi ravitailleur dans le Rif (Delcampe)
Carte postale  Madame M. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Dans le bled (1) le 30 Juillet 1915

Chérie,

Voilà le 5° jour que nous sommes dehors : Après 2 jours d’orages il fait chaud de nouveau, mais comme nous marchons - jusqu’ici - seulement le matin, nous ne souffrons pas trop de la chaleur. Nous sommes ici campés dans les montagnes à peu de distance de la zone espagnole et monterons probablement demain à Ain Kletta ou Djebel Lifa (2).
Bons baisers pour toi et les enfants.


                                               Paul

Notes (François Beautier) 
1) - "dans le bled" : dans la campagne profonde (ce mot d'argot vient à la fois du vieux français "bleds" - les blés - et de l'arabe "balad" signifiant pays ou terrain). La "colonne" à laquelle participe Paul s'est éloignée vers le nord-ouest sur le revers du Rif, dans une zone montagneuse alors très peu peuplée et actuellement vide de tout habitat permanent.
2) - "Djebel Lifa" : point fort à proximité de Aïn Kletta.

mardi 28 juillet 2015

Carte postale du 29.07.1915

Document Delcampe

Carte postale Madame Marthe Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran 

le 29-7-15

Bon souvenir

                                               Paul

vendredi 24 juillet 2015

Lettre du 25.07.2015

Document Delcampe


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22 Caudéran

Taza, le 25 Juillet 1915

Ma chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 14 et te confirme ma carte par laquelle je t’accusais réception de ton dernier colis. Tout est arrivé en excellent état, grâce à l’emballage en toile. Le chocolat, le thon et le saucisson partiront demain matin dans mon sac, direction de Macknassa et Ain Kletta (1). Le tube d’alcool de menthe est trop cher pour 75 cs. Un flacon d’alcool de menthe Ricqlès qui contient au moins 12 à 15 fois la quantité du tube se paie ici 3 Frs. et doit coûter là-bas peut-être 30 sous ! Le savon Sunlight est comme toujours le bienvenu. Merci de tout cela ! Je viens de terminer la lecture de “J’accuse” qui m’a beaucoup intéressé jusqu’au dernier mot. L’auteur doit être un rédacteur ou journaliste (2), docteur juris, et peut-être un des membres du Reichstag. Le style m’a rappelé souvent certains articles parus autrefois dans la Gazette de Francfort (3). Je vais donner ce bouquin à quelques camarades, mais je le rapporterai bien entendu si je ne le renvoie pas après la colonne. Quant au “livre jaune” je le lirai en rentrant de la colonne.
J’avais cru en effet à une légère exagération de la part des journaux en lisant les descriptions de la foule faisant queue aux guichets de la Banque de France pour apporter leur or contre un reçu qu’ils ont donné de l’or pour du papier. (Cela a donc changé depuis 1813 (4) où le fer remplaçait le papier.) As-tu aussi reçu un certificat de ce genre ? 
J’ai oublié de te dire que les Marocains avaient richement décoré leurs boutiques à l’occasion du 14 Juillet. Si l’on voyait les drapeaux seulement sur les baraques et tentes officielles, les rues du village étaient pleines de mouchoirs et châles en soie de toutes les couleurs. Et j’ai vu pour la première fois une femme européenne promenant une jolie toilette à Taza ; c’était la femme d’un officier des Territoriaux qui avait osé faire le déplacement avec 2 grands enfants ! Il est vrai que les Officiers ont chacun une tente ou même souvent une baraque à eux, mais d’une façon générale il ne leur est pas permis de recevoir leur famille chez eux.
Ton changement en ce qui concerne tes vues politiques est en effet radical (5), je dirais presque plus complet que le mien, ou surtout que chez moi il est venu peu à peu, alors que chez toi il s’est fait tout d’un coup. Et te souviens-tu de toutes les dissensions que nous avons eues à ce sujet jusqu’en 1914 ?
J’aurais bien voulu que nous ayons un peu de pluie ici, mais en dehors du sirocco qui amène des nuages de poussière et des vagues de chaleur, nous n’avons ici que le soleil de Taza, autrement chaud que le soleil d’Austerlitz (6)! Nous allons partir demain matin à 3 hs et il paraît que nous resterons demain soir derrière Macknassa d’où nous repartirons mardi matin probablement. D’après les prévisions, nous ne resterons que 10 à 12 jours dehors, c.à.d. nous reviendrons ici vers le 5/6 Août. Pendant ce dernier temps, nous avons si souvent travaillé à la route - un travail fort pénible - que je suis même content de sortir un petit peu en villégiature.
J’ai préparé quelques cartes postales que je vais tâcher de t’expédier en route, mais je ne suis pas bien sûr si cela est possible. Ne te fais donc surtout pas du mauvais sang si tu restes quelque temps sans mes nouvelles.
D’après les journaux suisses qui circulent de temps à autre ici, il paraîtrait qu’il y a des pourparlers de paix, entamés entre l’Allemagne et la Russie (7). Je ne sais pas s’il y a du vrai dans ces bruits, mais on est généralement d’avis que les hostilités doivent bientôt toucher à leur fin. Si seulement le 16 Septembre (8) nous pouvions faire une promenade en Auvergne ou au bord de l’Océan pour réfléchir sur la route parcourue en 7 ans. Te rappelles-tu le dîner chez Guillaume (9) à Bayonne l’année dernière ? A propos des anniversaires, je te retourne ci-inclus plusieurs coupures du Journal.
Je vais faire mon sac pour pouvoir aller ce soir au concert et être prêt demain à la première heure.
A bientôt donc ! Meilleures caresses pour toi et les enfants.


                                               Paul

Notes (François Beautier)
1) - "Macknassa et Aïn Kletta" : officiellement Mecknassa, avec deux points fortifiés et Aïn Kletta avec un autre point fort. Ces postes ont été établis par la Légion près des villages du même nom, pour contrôler la tribu rebelle des Beni Krakra, sur la route reliant Fès à Taza par le nord de l’oued Innaouen, à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Taza. 
2) - "journaliste" : l'auteur du "J'accuse", Richard Grelling, dont le nom et l'identité furent révélés après la dernière réédition en 1919, était effectivement un journaliste pacifiste allemand réfugié en Suisse depuis 1915.
3) - "Gazette de Francfort" : revue bimensuelle francophone éditée à Francfort depuis la fin du XVIIe siècle. Pendant la Grande guerre, cette gazette servit avec d'autres à contredire les accusations anti-allemandes de la presse française et fut distribuée aux populations civiles des zones francophones occupées par le Reich en Belgique et en France. 
4) - "1813" : allusion au financement de la sixième coalition contre Napoléon 1er par l'émission de monnaies nationales à base de cuivre, échangées à cours forcé contre l'or des populations, auxquelles on faisait valoir que la France finançait sa "Campagne de Saxe" en vendant des pièces de fer de valeur réelle très inférieure.
5) - "radical" : il semble que Marthe, originellement anglophobe et simplement critique face à l'Allemagne, ait rejoint Paul (du moins le suggère-t-il ici) dans sa germanophobie et son anglophilie. 
6) - "soleil d'Austerlitz" : allusion optimiste à l'éclatante victoire de la France (Napoléon 1er) du 2 décembre 1805 face aux armées des empereurs d'Autriche et de Russie. 
7) - "Russie" : des rumeurs de pourparlers de paix, avivées par le recul des Russes face à l'Allemagne, circulent en effet au début de l'été 1915, notamment dans les milieux pacifistes et/ou féministes. Le 28 juillet , trois jours après l'envoi de cette lettre par Paul, le pape Benoît XV lança - vainement - une invitation générale à des négociations de paix.
8) - "16 septembre" : anniversaire du mariage de Marthe et Paul.
9) - "Guillaume à Bayonne" : s'il s'agit d'un restaurant, il n'a pas laissé de trace dans l'histoire, même sous l'autre nom que lui donnera Paul plus tard.


mardi 21 juillet 2015

Carte postale du 22.07.1915





Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 22-7-15

Chérie,

Je viens de recevoir ton dernier colis, en excellent état cette fois-ci à cause de la toile protectrice. Je t’en remercie comme il convient et j’ai de suite commencé la lecture du bouquin “J’accuse” (1), très intéressant en effet ! Je comprends que c’est ce livre qui a changé tes idées à propos de l’Angleterre ?
Me référant à mes lettres d’hier et d’avant-hier, je t’envoie, ainsi qu’aux enfants, mes meilleurs baisers.

                                              Paul

Note (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "J'accuse" : Paul a parlé de ce livre dans sa lettre du 31 mai 1915. Ce livre, interdit en Allemagne, traduit dans de nombreuses langues, était lu dans le monde entier. Cet ouvrage, publié en Suisse anonymement par un pacifiste allemand (son identité n’est connue qu’après l’armistice) qui dénonce le militarisme prussien et sa culpabilité dans le conflit, est totalement ignoré du peuple allemand.

lundi 20 juillet 2015

Lettre du 21.07.1915

Criquet migrateur

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 21 Juillet 1915

Chérie,

Nous voilà fixés sur le jour de départ de notre colonne : c’est Dimanche prochain, 25 courant, et si tout marche à peu près bien, nous ne resterons qu’une huitaine de jours dehors. Il est cependant à remarquer qu’habituellement on reste plus longtemps que le délai prévu. Je pense que je pourrai t’envoyer de temps en temps des cartes postales, c.à.d. lorsque nous resterons dans un poste ; mais de toutes façons ne te fais pas de mauvais sang si pendant la semaine prochaine ma correspondance est rare.
Nous avons été aujourd’hui à Bou Ladjéraf par une chaleur épouvantable. Tu ne peux pas te faire une idée de cette atmosphère : Le sol est grillé par le soleil ; des nuages de millions et de millions de sauterelles (1) s’abattent sur le peu de verdure qui reste, notamment les palmiers, le laurier-rose et les oliviers. Elles sont longues comme le doigt, et lorsqu’on voit un groupe, un bouquet de palmiers de loin, on croit qu’il y a des fleurs. Ce n’est qu’en s’approchant qu’on voit les sauterelles qui restent toujours ensemble et s’avancent par nuages. Il faisait si chaud aujourd’hui qu’on pouvait à peine toucher les parties métalliques du fusil et on s’étonne, une fois rentré, comment on a pu grimper tous ces mamelons à une chaleur de 45 à 50° ! Enfin, j’espère que nous partirons en colonne avec un sac bien allégé de façon à ce que cela ne soit pas trop pénible.
Je suis content que le petit sac te plaise. Sais-tu que ce sont les hommes qui le portent ici ? Presque tous les Officiers & Sous-Officiers des troupes indigènes (Spahis et Goum) portent un sac de ce genre dans leur bournus (2). Ils ont aussi souvent des ceintures ou des selles en cuir coloré et portent avec cela un formidable chapeau d’une paille très fine et légère (genre Panama) haut de 30 à 40 cm et avec un bord d’une largeur invraisemblable. Les tenues de ces officiers notamment sont bien plus pittoresques et même élégantes que celles des Officiers européens.
Hier nous avons eu un formidable sirocco, chaud et plein de poussière de sorte qu’on était fort peu à l’aise dehors sur la route où nous avons travaillé. Aujourd’hui le temps est orageux, on entend gronder le tonnerre, mais aucune pluie ne veut tomber et il paraît que cela restera comme cela jusqu’au mois de Septembre !
Je trouve tout de même fort injuste l’histoire ou plutôt la campagne de Mr. Béranger (3) et je suis persuadé qu’il y a là des dessous que nous connaîtrons peut-être après la guerre, mais pas avant. Et bien des choses nous apparaîtront alors sous une autre lumière ... (4) Je me fais pour le moment peu de soucis pour l’avenir, voulant laisser passer d’abord l’orage du présent avant d’envisager quoi que ce soit. Tout cela s’arrangera certainement beaucoup plus facilement qu’on ne croit en ce moment.
Je note notre compte chez Mme Robin et que tu penses pouvoir t’arranger de payer les autres termes au fur et à mesure sans vendre de titres. Je t’ai déjà donné mon avis à ce sujet et te prie de nouveau de ne pas trop te priver. Si tu arrives à t’en tirer à peu près, ce sera bien joli et je serai le premier à t’en féliciter. Ceci d’autant plus que j’ai été peut-être quelquefois injuste vis à vis de toi sous ce rapport. On réfléchit tout de même sur ces choses-là quand on est, comme moi, dans un état quasi primitif.
Je te joins une lettre de l’Ameublement Général (5) à laquelle il n’y a bien entendu rien à répondre ni à payer avant la fin de la guerre. Tu te rappelles que cette maison m’avait déjà écrit une première fois lorsque j’étais à Bayonne et la présente lettre a fait du chemin avant de me parvenir.
Comment vont les enfants ? Est-ce que Georges parle quelquefois de moi ?
Mes meilleures caresses pour eux et pour toi un bon baiser.


                                                Paul

Notes (François Beautier) 
1) - "sauterelles" : en fait criquets migrateurs.
2) - "bournus" : en réalité burnous, long manteau de laine avec capuche triangulaire. Paul a peut-être retranscrit phonétiquement le mot arabe localement prononcé "bournous". 
3) - "Béranger" : Henry Bérenger. Paul a déjà parlé en mars et avril 1915 de cette campagne du sénateur Bérenger exigeant de renvoyer de la Légion les "ressortissants ennemis", donc les Allemands, dont Paul lui-même, qui constate sereinement que la Légion en perdrait une part trop importante de ses effectifs. 
4) - "une autre lumière" : la rumeur disait à l'époque qu'il s'agissait de réduire le nombre des "embusqués" étrangers (dont des "ressortissants ennemis") affectés à des postes non-combattants dans les services d'arrière des armées, dont la Légion, notamment en métropole. 
5) - "l'Ameublement général": entreprise commerciale de vente de mobilier d’ameublement. Les Gusdorf avaient vraisemblablement versé un acompte pour une commande de meubles qui n’avait pas été livrée du fait de la guerre, ou avait été bloquée du fait du séquestre. Paul expliquera à Marthe en février 1916 que cet acompte rapportera un intérêt qu'il encaissera à la fin de la guerre.

dimanche 19 juillet 2015

Lettre du 20.07.1915

Soldats du 2ème régiment du Génie travaillant à la voie de chemin de fer. http://dafina.net/
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 20 Juillet 1915

Chérie,

Je réponds aujourd’hui seulement à tes lettres des 9 et 11 courant, car comme je te le disais sur ma carte d’hier j’étais excessivement occupé ces derniers temps. Samedi : convoi sur M’Conn (1), dans la nuit garde, et lundi notre section a formé l’escorte du Général Henry (2) que nous avons accompagné sur la route de Fez. Ce n’était donc point le Général Lyautey qui est venu, mais le Gal Henry, un homme relativement jeune et qui n’est resté que 24 hs ici.
Comme je te le disais déjà, notre Compagnie était de jour le 14 Juillet et j’étais de garde de mardi soir à mercredi soir 6 heures. Comme en France, il n’y a eu aucune fête le 14 (3): on a un peu mieux mangé et reçu des cigares ou des cigarettes - c’était tout. On a cependant eu la bonne idée de nous donner le repos le lendemain jeudi dernier, après le bain.
Un évènement historique s’est produit le 14 au matin. Lorsque nous étions sur la terrasse du Poste de Police, on entendait un faible coup de sifflet, venant de loin. Et un peu plus tard nous vîmes une petite locomotive avec deux petits wagons (4) arriver en bas au camp mobile où l’on construit la nouvelle gare. Samedi au convoi, en longeant la voie ferrée, nous avons pu nous rendre compte pourquoi ce petit convoi avait l’allure d’un convoi funèbre : le Génie qui construit le chemin de fer avait promis que le premier train arriverait à Taza le 14 Juillet. Comme la ligne n’était point terminée, le Génie avait posé les rails provisoirement, fixant légèrement les traverses de sorte que les petits wagonnets pouvaient avancer seulement avec beaucoup de précautions. Comme cependant c’est une ligne stratégique, les voyageurs pourront y voyager seulement avec l’autorisation de l’autorité militaire, et, jusqu’à nouvel ordre, sur des trains à marchandise, ce qui n’est guère plus commode qu’à dos de chameau. 
J’ai lu l’histoire de la Hapag (5) et me rappelle fort bien sa maison de Hambourg ainsi que les velléités que j’avais, il y a quelques années, d’acheter des actions de cette société !
La médaille au ruban vert-blanc que tu as vue sur la poitrine de certains Marocains laisserait supposer que leurs porteurs étaient de simples soldats car la médaille commémorative du Maroc (dite médaille à Sisi) (6) est la moins appréciée, ayant été conférée à toutes les troupes présentes au Maroc pendant la campagne 1913-1914.
Penhoat m’a écrit aujourd’hui, il est toujours en bonne santé et t’envoie le bonjour. Pourquoi veux-tu que les troupes ne boivent pas de champagne ? D’une part, l’exportation n’est pas facile en ce moment car tous les pays souffrent de la guerre. Et d’autre part on a réellement besoin de temps à autre de se relever le moral en buvant un verre de vin ou même plusieurs, et le vin nous manque rudement ici, à nous autres à Taza !
La date de départ de notre colonne (Colonel Simon) (7) n’est toujours pas fixée et il est à espérer que les opérations seront remises jusqu’après les fortes chaleurs. Dans tous les cas, nous ne partirons pas demain puisque nous devons aller à Bou Ladjeraf en convoi !
J’ai bien trouvé dans la boîte à cigarettes les aiguilles, le fil et les cigares et t’en remercie. J’espère que l’autre paquet avec les 2 bouquins arrivera également en bon état. Quant à la guerre, ce sera certainement une question d’argent et j’ai perdu l’espoir de fêter avec toi le 16 Septembre (Guerre de 7 ans) (8). Je compte fermement être de retour le mois de Novembre/Décembre au plus tard, c.à.d. pour la Noël.
Il paraît donc que la Banque de France encaisse maintenant de l’or en abondance (9)!
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                                 Paul

Le bonjour à Hélène.


Notes (François Beautier)
1) - "M'Conn" : officiellement Msoun.
2) - "Général Henry" : il s'agit du Général Henrys, ancien colonel du 2e Régiment de chasseurs d'Afrique, nommé général en 1913 et affecté par Lyautey au contrôle des tribus marocaines du Moyen-Atlas. Ce général s'illustra notamment à la mi-novembre 1914 en empêchant de justesse une victoire des rebelles Zayanes dans la région de Khénifra, à 100 kilomètres au sud de Meknès.
3) - "aucune fête le 14" : il était officiellement prévu que le 14 juillet 1915 ne serait pas fêté. Cependant ce jour fut choisi pour le transfert des cendres de Rouget de Lisle (auteur de La Marseillaise) aux Invalides, cérémonie qui suscita un énorme rassemblement populaire à Paris, de la Place de l'Étoile aux Invalides, et inspira un discours très émouvant du Président Raymond Poincaré présentant la France comme une victime innocente de la guerre.
4) - "petits wagons" : il s'agit d'un train de chemin de fer à voie étroite (60 centimètres).
5) - "la Hapag": Hamburg-Amerikanische Packetfarhrt Aktien-Gesellschaft (HAPAG), compagnie maritime allemande basée à Hambourg et exploitant plusieurs lignes transatlantiques à destination de l'Amérique. Cette société dirigée depuis 1886 par le pacifiste anglophile Albert Ballin fut dès août 1914 soudainement privée de clientèle. Puis elle fut pillée par le Reich qui réquisitionna pratiquement tous ses paquebots pour s'en servir de cargos, dont beaucoup furent coulés ou saisis par les Alliés. De ce fait, les actions de cette compagnie chutèrent rapidement très bas et l'entreprise, pourtant recapitalisée après le 9 novembre 1918 (chute du Reich et suicide de Ballin), disparut en 1921. Paul fait peut-être ici allusion à la saisie par l'Italie, en mai 1915, du paquebot Moltke qui était retenu depuis août 1914 dans un port italien.
6) - "médaille à Sisi" : médaille récompensant les soldats et civils ayant pris une quelconque part aux opérations militaires françaises sur tout le territoire marocain en 1913 et 1914. Les opérations de 1915 furent récompensées par la médaille coloniale avec agrafe "Maroc 1915". Trop largement distribuées, ces médailles avaient une faible valeur symbolique, ce qui leur devait le surnom de "médaille à six sous" (la valeur d'une médaille en chocolat), une expression que Paul entend de la bouche d'un autochtone ou d'un soldat imitant l'accent des Marocains et qu'il transcrit phonétiquement sous la forme de "médaille à Sisi", qu'il ne cherche ni à comprendre ni à expliquer, peut-être pour ne pas paraître "peu intégré" à un éventuel lecteur militaire.
7) - "Colonel Simon" : Henri Simon (1866-1956), d'origine alsacienne, s'était illustré à la tête de ses goumiers en 1912 en délivrant Marrakech dont les populations européennes avaient été prises en otages par les rebelles du sultan auto-proclamé Ahmed al-Hiba. Depuis 1913 il était affecté aux côtés de Mangin au service de renseignement du quartier général de Lyautey, notamment pour le contrôle des tribus "indigènes" du Maroc oriental. C'est à ce titre qu'il conduit la colonne mobile (dite "colonne Simon") dont Paul rapporte le départ annoncé en juillet 1915. Plus tard dans l'année, promu général, le colonel Simon devînt membre du Comité des Affaires berbères tout juste institué à Rabat. A partir d'avril 1917 il fut affecté au front en métropole. Il s'illustra encore une fois en juillet 1923 comme chef de la tête de pont des troupes d'occupation française de Düsseldorf (Rhénanie allemande).
8) - "Guerre de 7 ans" : allusion au septième anniversaire du mariage de Marthe et Paul, le 16 septembre 1908, et à la Guerre de Sept ans (1756-1763), un conflit qui sera dès 1916 souvent comparé à la guerre mondiale en cours parce qu’il s'est déroulé sur une longue durée et sur de nombreux théâtres d’opérations (Europe, Amérique du Nord, Inde…) et s'est traduit par un rééquilibrage majeur des puissances européennes. Paul reviendra sur sa perception de sa propre vie maritale et de la Guerre de 7 ans en septembre 1915.

9) - "de l'or en abondance" : effectivement, la campagne nationale d'achat (contre des billets et un certificat) par la Banque de France des métaux précieux détenus par les particuliers, lancée par voie de presse et d'affiches le 2 juillet 1915 obtînt immédiatement un énorme succès, d'autant plus surprenant que le cours forcé officiel de l'or était très inférieur à celui du marché. Cette expérience conduisit le gouvernement à lancer en novembre 1915 le premier emprunt de la Défense nationale sous le slogan célèbre et les affiches "Pour la France, versez votre or !". Trois autres emprunts suivront jusqu'en 1918. Cet or était destiné à garantir la valeur du franc, donc à permettre des emprunts à l'étranger et à rassurer les fournisseurs français et étrangers sur la capacité de paiement de l'État.

samedi 18 juillet 2015

Carte postale du 19.07.1915

Document Beekollect
Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 19-7-1915
                                           Lundi

Ayant été dehors tous ces jours-ci je n’ai pas trouvé le temps de t’écrire seulement une ligne depuis vendredi.
Je t’enverrai demain une lettre et, entretemps, mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                               Paul

mercredi 15 juillet 2015

Lettre du 16.07.1915

Document Les Échos

Madame M. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 16 Juillet 1915

Chérie, 

J’ai reçu hier soir ta lettre du 6 courant et, suivant ta demande, je te retourne sous ce pli 3 coupures “Il y a un an” du Journal car je suppose que c’est cela que tu entends par “les Anniversaires du Journal”. Je joins également les coupures de la France (1) que j’avais encore ici et une poésie d’un meg (2) de la 1° Compagnie montée de la Légion “Le Légionnaire”. Tu la conserveras, car elle n’est pas seulement jolie, mais encore très juste ! L’article sur le port de Bordeaux est très superficiel et ressemble beaucoup à un speech de banquet.
Le sacrifice de tes derniers “Louis d’or” est certainement un fait patriotique qui sera récompensé par un reçu officiel de la Banque de France disant que le porteur a donné de l’or pour du papier. Seulement ici à Taza on aurait bien reçu 112 à 115 Frs de papier ou d’argent (3).
Pourquoi veux-tu donc croire qu’on cèdera du terrain en France ? Je suis persuadé du contraire car l’avance momentanée des Allemands en Russie n’a point une grande importance sur l’issue de la guerre. En ce qui concerne les provinces baltiques, elles n’ont jamais été territoire allemand ; alors, parce qu’il y a beaucoup d’Allemands dans ces provinces, ce serait une raison de les céder à l’Allemagne et de faire ainsi de la Baltique une mer allemande ? Evidemment en Allemagne on enseigne déjà à l’école “ ‘Ostsee’ oder das ‘Deutsche Meer’ “ (4) mais cela n’est pas une raison suffisante !
Georges Laforcade m’écrit une lettre de l’Ambulance Américaine de Campagne n° 1, Secteur Postal n° 159 (5) pour m’annoncer qu’il est aussi parti de Bordeaux où il a laissé sa soeur toute seule. Il est, dit-il, pour ainsi dire hors de danger, mais il souffre beaucoup de la chaleur. Il est affecté à une ambulance américaine et croit qu’il retournera bientôt à Bordeaux. Mr. Plantain va donc toujours bien, ce qu’il m’est presque un soulagement d’apprendre, car je me faisais déjà du mauvais sang pour lui.
Malgré la chaleur torride je me porte toujours bien et j’ai même - ce qui est presque surprenant - un assez bon appétit. Nous prenons tous les soirs de la quinine et j’espère que de cette façon je serai ménagé de la fièvre. Celle-ci s’appelle “le Paludisme” et n’est pas aussi dangereuse que par exemple la fièvre jaune. Cependant la plupart des légionnaires l’ont eue et quelques-uns l’ont même régulièrement tous les ans à cette saison-ci. Ils sont alors au régime lacté et reçoivent en outre tout au plus du bouillon. Nous avons maintenant tous les jours au moins une fois d’excellentes pommes de terre sous forme de salade, sautées, frites, purée etc. Il n’y a pas à se plaindre de la nourriture, je continue à manger pas mal de salade de concombre.
Le jour de notre départ n’est pas encore fixé, on parle que la colonne partira le 21, c.à.d. mercredi prochain. Ce serait alors la dernière opération de cet été, à moins que la nécessité d’une nouvelle tournée se fasse sentir. Il paraît que nous irons au nouveau poste de Bab Marouche (6) et de là chez la tribu des Metabza et une fraction des Brannès non soumise encore. Enfin, nous attendons ces jours-ci le Général Lyautey dans nos murs, à en croire le bruit qui court.
N’as-tu jamais revu les Devilliers dans la rue ? Et Mme Plantain, toute seule maintenant ? Lucien Leconte (7) doit faire partie de la classe 1917 qu’on recense en ce moment. Est-elle déjà appelée sous les drapeaux ? Fais donc demander par Hélène à Mr. Siret si celui-ci n’a pas eu de nouvelles de MM. Baboureau et Desporte. Ce dernier est peut-être en garnison à Bordeaux même ?
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes meilleurs baisers.


                                               Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Sans doute "La France de Bordeaux et du Sud-Ouest", journal quotidien qui parut à Bordeaux entre 1906 et 1942.
2) - "meg" : ancêtre du mot d'argot "mec" dérivé de "mégot".
3) - "de papier ou d'argent" : Paul souligne la faiblesse du cours forcé officiel de l'or par rapport au cours du marché, qu'il observe à Taza.
4) - "Ostsee oder das Deutsche Meer" : "mer Baltique ou mer Allemande".
5) - "Ambulance américaine de campagne" : il s'agit de l'American Ambulance Field Service, créée en septembre 1914 notamment pour permettre à des Américains résidents en France ne désirant pas - ou ne pouvant pas - s’engager dans la Légion, de participer en tant qu'auxiliaires de santé non-combattants à l'effort de guerre de la France contre l'Allemagne, alors même que les USA n'étaient pas entrés en guerre. Cette aide consistait notamment à se charger d'une partie du service de secours aux soldats blessés ainsi qu'aux civils malades afin de délester les hôpitaux français. Le secteur postal n°159, créé le 13 janvier 1915, desservait le front du nord-est couvert par le quartier général de la 1ère armée situé à Épinal, dans les Vosges, et y tenait son hôpital n°1 d'intervention d'urgence. Georges Laforcade, fils du Georges Laforcade ami des Gusdorf et frère de Mme Plantain, y était alors soigné d'une maladie ou blessure dont le courrier de Paul ne dit ni la nature ni l'origine civile ou militaire.
6) - "Bab Marouche" : officiellement Bab Moroudj, avant-poste récemment créé par la Légion à une trentaine de kilomètres au nord de Taza, en montagne, pour dissuader la tribu des Branes, partiellement et précairement pacifiée, de s'associer à une éventuelle opération sur Taza conduite par la tribu rebelle des Metabza établie plus haut dans la montagne au contact de la frontière du Rif espagnol. 
7) - "Lucien Leconte" : il s'agit du fils de l'associé de Paul, Lucien Leconte, normalement mobilisable en 1917. L'appel des classes s'opéra "par anticipation" à partir du décret du 2 septembre 1914, qui anticipa l'appel de la classe 1915. Le décret du 3 décembre 1914 anticipa l'appel de la classe 1916 ; la loi du 6 avril 1915 fit de même pour la classe 1917. La classe 1918 fut appelée par le décret du 7 décembre 1916 puis la loi du 31 mars 1917. La classe 1919, la dernière appelée pendant la Grande Guerre le fut par la loi du 2 janvier 1918.
8) - "Desporte" : relation non identifiable d'après le courrier de Paul.

mardi 14 juillet 2015

Carte postale du 15.07.1915

Document Gallica


Taza, le 15 Juillet 1915

Chérie,

Nous voilà donc déjà le lendemain du 14 Juillet ; j’étais de garde hier toute la journée et la nuit. Bonne santé.
Bons baisers pour toi et les enfants.

                                                   Paul

dimanche 12 juillet 2015

Lettre du 13.07.1915

Myriam Harry en 1904

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 13 Juillet 1915

Ma chérie, 

J’ai en main les lignes du 2 courant ; d’après ce que je comprends de ta correspondance, il doit arriver de temps à autre qu’une de mes lettres soit égarée en route ce qui, somme toute, n’est pas étonnant si l’on considère les innombrables transbordements auxquels le courrier est soumis depuis Taza jusqu’à Bordeaux. J’ai également bien reçu la jolie petite lettre de Suzette dont l’écriture est bien lisible. Seulement on voit bien que les phrases lui sont dictées, mais enfin, c’est bien à cet âge là, et comme moi par exemple je suis allé en classe à l’âge de 6 ans seulement, je ne crois pas que j’écrivais aussi bien en Août 1888 (1)!
Je voudrais bien observer la croissance des enfants, et notamment des 2 aînés, car, comme tu le sais, le premier âge ne m’intéresse guère, d’autant plus que j’ai pu l’observer chez Suzanne et Georges qui, tous deux, n’étaient point commodes jusqu’à l’âge de 2 ans ! Mais les premières études de Suzanne et la façon dont Georges suit et observe les progrès de sa soeur.
Pour comble de malheur, notre Compagnie est de jour demain, c.à.d. elle doit assurer le service à Taza et il est aussi infiniment probable que je passerai cette nuit et la journée de demain à un poste de garde quelconque aux murs de la ville. Comme après les coups de sirocco d’hier il fait de nouveau une chaleur épouvantable, cette perspective n’a rien d’agréable... Enfin, c’est le service.
La belle poésie de “Guillaume sera Dieu” (2) est très profonde ! Je lis du reste assez ces derniers temps, en dehors des Journaux que tu m’envoies. Je viens de finir “l’Histoire d’un Fils de Roi” d’Abel Hermant (3) que nous avons lu dans le temps dans le Journal. Lue comme livre, l’histoire paraît beaucoup plus fine et spirituelle. Actuellement je lis une jolie histoire d’Extrême Orient, “l’Ile de la Volupté” (4). Ce sont quelques volumes qui circulent à la Compagnie et on en profite naturellement avec d’autant plus d’empressement que la vie ici finit complètement par m’abrutir. Il paraît qu’au courant du mois d’Août notre Compagnie descendra un peu en arrière, pour prendre quelque repos, c.à.d. probablement à un petit poste situé entre Taza et Oujda et vraisemblablement à Bou Ladjeraf, Oued Aghbal, M’Conn ou Taourirt (5). Mais il y aura une autre sortie avant le départ, c.à.d. une autre colonne du côté de la frontière espagnole (6). Cette sortie pourra bien se faire d’ici très peu de temps et dans ce cas tu t’apercevras d’une petite interruption dans ma correspondance.
Je n’ai plus eu d’autres nouvelles ni de Mr Penhoat ni de Plantain; pourvu qu’il ne leur soit rien arrivé de grave sur le front ! Car Plantain ne m’a plus écrit depuis fort longtemps et il est assez exposé malgré son poste de téléphoniste.
Je lirai avec intérêt le livre jaune français (7) et le fameux “J’accuse” que je te retournerai probablement avec les deux caleçons de laine. Car je ne puis toujours pas croire à une deuxième campagne d’hiver. Songe qu’à la France seule la guerre coûte environ 2 milliards par mois (8), alors l’Allemagne doit bien en dépenser 3 à 4 au moins. Où sommes-nous des 5 milliards de 1871 (9) qui non seulement ont couvert les dépenses, mais encore laissé un bon petit bénéfice.
L’histoire des socialistes pourra en outre devenir gênante pour le gouvernement bien que, jusqu’ici, le mouvement me paraît bien modeste. D’autre part le retour de Neuvjelos (10) au pouvoir entraînera très probablement l’entrée en lice de la Grèce, malgré les attaches allemandes de la famille royale.
Donc, toujours patience ; il n’y a que cela à se répéter tous les jours.
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants.


                                                Paul 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Août 1888" : Paul, né le 3 avril 1882, avait en août 1888 l'âge de Suzanne, née le 1er juillet 1909, à la date de cette lettre.
2) - "Guillaume sera Dieu" : la fin de ce texte dit "Puis nous annexerons le firmament./ Alors Guillaume sera Dieu ; /Nous accepterons aussi l'enfer /Où Bismarck est déjà le diable ! ". Il s'agit d'un pamphlet satirique prétendument attribué à "un sous-officier du Schleswig, qui en fut condamné à 4 mois de prison, diffusé par la presse française en juin 1915. Ce texte fut cité en 1918 par Lucien Graux dans son étude  “Les fausses nouvelles de la Grande guerre” (2 tomes, Édition française illustrée).
3) - "L'histoire d'un fils de roi" : feuilleton de Abel Hermant réuni en un livre chez Arthème Fayard en 1915.
4) - “L’île de volupté” : roman signé par Myriam Harry, pseudonyme de Maria Rosette Shapira (1869-1958), première lauréate du prix Femina en 1905 (dit alors prix "Vie Heureuse"). “L’île de la volupté” parut d'abord en feuilleton puis fut publié en livre chez Arthème Fayard jusqu'en 1949. Née à Jérusalem, son père, compromis dans une affaire de faux, se suicida; la tragédie marqua douloureusement cette famille. Marie Rosetta mena une vie libre et aventureuse et écrivit de nombreux ouvrages marqués par l'orientalisme. 
5) - "Taourirt" : Paul a déjà séjourné dans ces différents postes de la Légion et les a signalés à Marthe. 
6) - "frontière espagnole" : la limite entre les protectorats espagnol et français sur le Maroc se situait à environ 80 km. au nord de Taza, sur le revers méridional de la zone montagneuse du Rif où se réfugiaient les "rebelles" (nationalistes) opposés à la colonisation française.
7) - "Livre jaune" : recueil de documents diplomatiques français et allemands, établi en décembre 1914 par Philippe Berthelot, secrétaire général du Quai d'Orsay, puis édité en juillet 1915 par la Librairie militaire Berger-Levrault à Paris et Nancy sous le titre "Documents diplomatiques ; 1914 ; La guerre européenne". Cet ouvrage de propagande, conçu pour démontrer la culpabilité de l'Allemagne, au prix de déformations, ajouts et omissions, ne fut dénoncé comme faux qu'après la signature du Traité de Versailles qui s'en inspira pour déclarer dans son article 231 l'Allemagne et ses alliés seuls responsables du déclenchement de la guerre. 
8) - "2 milliards par mois" : cette estimation d'époque pour la France équivalait à près des 2/3 du produit intérieur brut mensuel. Elle fut multipliée par près de 2 lors du Traité de Versailles. 
9) - "1871" : le traité de Francfort obligea la France, responsable de la guerre franco-prussienne de 1870 et vaincue, à verser en 3 ans 5 milliards de francs-or (soit 20% du produit intérieur brut annuel) et à céder l'Alsace-Lorraine.
10) - "Neuvjelos" : Paul écrit phonétiquement le nom du Premier ministre grec Elefthérios Venizélos, qu'il s'impatiente de voir revenir au pouvoir (dont il a été chassé par le roi en mars 1915) puisqu'il propose une politique d'entrée en guerre aux côtés des Alliés avec l'espoir que la Turquie sera battue et devra céder et restituer des territoires à son pays. Or, le roi de Grèce Constantin 1er, qui souhaite au contraire une alliance avec son beau-frère l'empereur d'Allemagne Guillaume II, ne le rappelle que sous la crainte d'un coup d'État militaire, le 23/8/15, et le chasse dès le 7/10/15 (après que le gouvernement ait autorisé les Alliés, en difficulté aux Dardanelles, à se replier sur Salonique). Il faudra attendre l'exil du roi en juin 1917 pour que la Grèce rejoigne la Triple Alliance.

samedi 11 juillet 2015

Carte postale du 12.07.1915

Légionnaires en colonne, 1914 (Delcampe)

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 12 Juillet 1915

Chérie,

Je te confirme ma lettre du 10. La Compagnie étant rentrée, la vie normale a recommencé - ou ce qu’on entend par là en ces temps troubles.
Meilleurs baisers pour toi et les gosses.


                                               Paul

jeudi 9 juillet 2015

Lettre du 10.07.1915




Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran



Taza, le 10 Juillet 1915

Ma chérie,

Ta lettre du 30 Juin m’est parvenue hier soir tard, après l’expédition de la mienne. Inclus quelques coupures de journaux en retour, les autres suivront. Ce qui m’a beaucoup intéressé parmi ces articles, c’est naturellement l’histoire du RWKS (1) à Marseille, et je ne serais pas bien étonné qu’un imbécile bordelais se trouve parmi mes bienveillants concurrents qui répondra à cet article de la France en parlant des affaires du RW à Bordeaux et me traîne encore sur la sellette. Dans ce cas, tu m’enverras l’article avec indication du jour où il a paru et tu prendras même plusieurs numéros de l’édition en question car si j’étais personnellement mêlé à cette histoire je ne manquerais point d’y répondre comme il convient.
En ce qui concerne le mauvais temps le jour du savonnage, tu peux vraiment dormir sur les 2 oreilles : même si le dit maître de maison voulait, il aurait difficilement l’occasion ici, dans ce pays de sauvages (2)!
Que Hampel (3) trouve facilement son compte dans cette fureur de chauvinisme en Allemagne, est plus que certain, à moins qu’il soit déjà trépassé, ce qui me paraît cependant peu vraisemblable, car des types de sa trempe sont prédestinés à survivre des tourmentes pareilles ! Je crois aussi que les femmes retireront quelque bénéfice de cette guerre, du moins en ce qui concerne leur position sociale. Il se peut que ces avantages soient minimes en Allemagne, mais ils seront sans doute plus importants en Angleterre, et peut-être aussi en France.
Je connais beaucoup l’alcool de menthe dont tu m’annonces l’envoi d’un tube et je te dirai que j’en ai toujours sur moi. C’était jusqu’au mois de Mai le seul alcool que nous pouvions trouver en ville, mais comme, faute de mieux, quelques poilus s’en servaient pour se saouler, la vente en a été interdite et il faut employer des ruses d’apache pour l’extorquer aux Arabes qui en vendent toujours en secret à 3 frs le flacon d’environ 1/6 de litre ou 1/7. On nous donne quelquefois en marche quelques gouttes de cet alcool dans un quart d’eau et j’en prends de même au camp, car l’eau est ainsi stérilisée et son goût agréable et rafraîchissant. Je préfèrerais cependant pendant ces chaleurs le citron cristallisé ou le jus concentré de citron qu’on ne trouve pas du tout ici pour le même usage.
Sais-tu ce que je viens de lire ces jours-ci ? Un bouquin d’Abel Hermant (4), “Histoire d’un Fils de Roi” qui a paru dans le temps au Journal. Elle gagne cependant d’être lue en forme de livre, sans l’intervalle de 8 jours imposé par le Journal après chaque chapitre. Je viens de commencer aujourd’hui “le Lac Noir” par Henri Bordeaux (5). A propos, l’article de Clémenceau (6) que tu m’as envoyé est d’une rare violence ; je ne crois point que tous les Français accueilleraient comme lui une évolution des socialistes allemands.
Embrasse bien les enfants pour moi et reçois toi-même mes meilleurs baisers.

                                               Paul


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "RWKS à Marseille" : le Rheinisch-Westfälische Kohlen-Syndikat (RWKS), cartel des producteurs de charbon de Rhénanie-Westphalie et de leurs grands clients, fondé en 1893, était l'équivalent allemand du “Comité des Forges” français. Son bureau de Marseille fut dès la déclaration de guerre assailli par la population qui le voyait comme une officine allemande d'espionnage, puis fermé et placé sous séquestre. Paul , dont le bureau à Bordeaux importait avant guerre notamment du charbon dont une partie fournie par la RWKS,  craint d'être dénoncé anonymement comme espion allemand et se déclare prêt à y répondre. 
2) - "pays de sauvages" : ce paragraphe à mots couverts, compréhensibles par Marthe,  signifie que Paul ne fréquente pas les prostituées.
3) - "Hampel" : peut-être s'agit-il d'une relation de Marthe et Paul, demeurée en Allemagne et s'accommodant du nationalisme, à la manière des nombreux  israélites du IIe Reich (Allemands, Prussiens, Polonais, Alsaciens...) qui firent le choix de le soutenir pour mieux s'y intégrer ? 
4) -  "Abel Hermant" : écrivain français (1862-1960) alors réputé pour ses  descriptions satiriques de la société et de sa propre vie, dans "Les Transatlantiques", ou les "Souvenirs du vicomte de Courpière". Normalien, il tint dans "Le Temps", puis "Le Figaro", une chronique sur la langue française où il se montra d'un grand purisme. Il est dit avoir été notoirement homosexuel; il a collaboré avec Colette et Paul Morand. Ses livres ont été publiés dans la jolie "Modern-Bibliothèque", reliée de toile verte, d'Arthème Fayard. Il fut sanctionné en 1945 pour sa collaboration avec l'Allemagne en étant exclu de l'Académie française où il siégeait depuis 1927. 
5) - "Henri Bordeaux" : romancier français (1870-1963), issu d'une famille royaliste et catholique, auteur de plus de deux cents ouvrages inspirés par le catholicisme social où il défend la famille, le terroir, la morale traditionnelle. Il était l'un des écrivains les plus lus de la première moitié du 20ème siècle. Il fut élu à l'Académie française en 1919; malgré sa défense de Pétain, qui était un ami personnel, il garda l'estime du Général de Gaulle qui lui dédicaça un exemplaire de ses "Mémoires de Guerre".
6) -"Clemenceau" : Georges Clemenceau (1841-1929) est alors sénateur radical-socialiste, membre des Commissions sénatoriales de l'Armée et des Affaires étrangères, directeur du journal “L’Homme enchaîné” (ex “L’Homme libre”). Au contraire des socialistes français il condamne les socialistes allemands car ils ont soutenu le bellicisme et il n'envisage de conciliation avec eux qu'après qu'ils auront mis fin à la guerre et au Reich. Paul craint que même après une telle révolution (plutôt que "évolution"), tous les Allemands, dont les socialistes, demeurent honnis par les Français, même socialistes. 

mercredi 8 juillet 2015

Lettre du 09.07.1915

Le café Tortoni à Bordeaux en 1907 (Clément Maréchal)

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 9 Juillet 1915


Nous voilà encore à la veille du 14 Juillet et bientôt arrivés au 4 Août (1), jour de la déclaration de guerre qui donc aura bientôt duré 1 an.
L’année dernière le 14 au soir nous avons eu à Bordeaux après le feu d’artifice un formidable orage. Nous sommes entrés au café Tortoni (2) avec ton amie de Stockholm. Dieu sait que ce jour-là, malgré le meurtre de Sarajevo (3), on ne pensait pas encore à la guerre. Je crois que le 14 Juillet 1915 sera assez triste, c.à.d. qu’il ne sera pas fêté du tout (4), ce qui représentera probablement un fait unique dans l’histoire de la 3° République. Ici il n’y aura très probablement pas de revue à moins que le Général Lyautey en décide autrement au dernier moment (5). Car ce général, qui est Résident Général du Maroc ou plutôt des  Marocs (6), est pour ainsi dire complètement indépendant dans ses décisions pour tout ce qui concerne le pays. Le Général Gouraud (7), qui vient d’être blessé (une fois de plus) aux Dardanelles, a été également ici à Taza même et notre propre campement porte son nom (Camp Gouraud).
La chaleur ici augmente de plus en plus et même le vent assez violent que nous avons presque journellement est tellement chaud qu’il ne rafraîchit pas du tout. Hier soir au Concert, alors que nous étions sous les oliviers, entendre la musique, je croyais bien qu’un orage allait éclater, mais ce ne furent que quelques éclairs sans pluie et quelques bourrasques de vent. Dans la nuit on voit des vers luisants très gros errer un peu partout ; ce n’est que vers 1 ou 2 heures du matin que la température tombe à tel point qu’on recherche ses couvertures pour se couvrir. Le travail dure maintenant de 5 1/2 à 9 1/2 hs le matin et de 14 1/2 à 17 1/2 hs le soir. Jusqu’ici, la chaleur infernale ne m’a pas été nuisible (j’ai bien entendu la peau comme un bicot) mais je serai néanmoins content d’avoir passé le mois de Juillet et notamment Août car j’imagine toujours que le dénouement est plus proche que nous ne le pensons. Toutefois il me semble bien incertain que nous pourrons fêter ensemble l’anniversaire de notre mariage. Voilà encore une guerre de 7 ans (8) qui a aussi pris fin bientôt !
A la Légion, et plus particulièrement à notre Compagnie, il y a des hommes (Alsaciens naturalisés français et Français de naissance) qui, depuis des mois entiers, sont libérables, ayant fait 15 ans de service et ayant ainsi droit à la retraite et à un emploi civil. L’un d’eux notamment a fini depuis le mois d’août 1914 et fait ainsi plus d’un an de rabiot, après 15 ans de service. Un autre, un Alsacien de Mulhouse, a fini ses 15 ans depuis le milieu de Juin, pendant toutes ces années là il n’a pas quitté l’Afrique bien qu’il ait le droit à un congé après chaque période de 5 ans. L’autre jour il voyait chez moi une carte postale avec la Cathédrale St André (9) et la regardait longuement en faisant la réflexion qu’il était curieux de connaître l’effet que lui feraient les grands monuments lorsqu’il rentrerait en France ... Et comme il est considéré comme Français, il faut qu’il attende la fin de la guerre pour être libéré ! Il a pourtant voyagé pas mal, car tous ces vieux légionnaires avec 10 ou 15 ans de service ont été pendant au moins 2 ans au Tonkin, en Indo-Chine. Mais là-bas les villes annamites se ressemblent comme ici les villes arabes, c.à.d. comme un oeuf à l’autre. Il y a là-bas naturellement (comme aussi en Algérie) aussi des villes européennes et Saïgon par exemple est réputé comme étant une des plus belles villes d’outre-mer, mais là, comme à Oran, Alger, etc., il manque complètement les grands monuments qui ne se font plus au temps moderne.
Notre colonne doit rentrer demain ou dimanche et tout rentrera alors dans l’ordre normal. Nous allons très probablement changer de capitaine le 22 Juillet ce que je ne regrette pas beaucoup. Mais avec tout cela on vit toujours avec l’espoir que cette malheureuse guerre finira promptement et qu’on mettra les cannes pour rentrer (10). Quand ?
Miègeville (11) ne m’a plus répondu ; il ne doit plus être à Lyon et est probablement parti pour les Dardanelles ; dieu sait s’il en reviendra. Pourtant, lui a eu une chance extraordinaire dans sa carrière militaire. Je suis persuadé qu’ici il n’aurait même pas pu faire un simple caporal (12).
J’ai reçu hier les journaux jusqu’au 29 Juin ; as-tu reçu le n° du Figaro et de la Gazette de Lausanne que je t’ai adressés le 7 courant ?
Mes meilleures caresses pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.

                                                 Paul


Notes (François Beautier)
1) - "4 août" : en fait, le premier jour de guerre franco-allemande, puisque l'Allemagne a déclaré la guerre à la France le 3 août 1914, après l'avoir déclarée à la Russie le 1er août.
2) - café Tortoni : célèbre et luxueux café, renommé pour ses desserts glacés d'inspiration italienne, ouvert à Paris à la fin du XVIIIe siècle, dont la famille des propriétaires ouvrit de nombreux établissements du même nom en France (par exemple à  Bordeaux en 1862) et à l'étranger (par exemple en Italie à Florence, ou en Argentine à Buenos Aires en 1858).
3) - "Sarajevo" : allusion à "l'attentat de Sarajevo" perpétré le dimanche 28 juin 1914 contre l'archiduc François-Ferdinand, héritier de l'Empire austro-hongrois, et son épouse, par Gavrilo Princip, militant nationaliste serbe de Bosnie. 
4) - "pas fêté du tout" : au contraire, le 14 juillet 1915 fut triplement célébré par le premier défilé militaire sur les Champs Elysées (le défilé national de la fête nationale instituée par la loi en 1880 se déroulait auparavant à Longchamp), par le transfert de la dépouille de Rouget de Lisle (compositeur de "La Marseillaise") aux Invalides et par un grand discours du Président Raymond Poincaré.
5) - "au dernier moment" : ce fut le cas, à l'exemple de ce qui se passa à Paris et dans toutes les grandes villes de France.
6) - "des Maroc" : Lyautey est alors prioritairement occupé à réunir le Maroc occidental  et le Maroc oriental en coordonnant les avancées des troupes marocaines et coloniales progressant à partir de l'ouest et celles de la Légion s'appuyant sur l'Algérie. 
7) - "Général Gouraud" : le colonel Henri Joseph Eugène Gouraud (1867-1946) est nommé au Maroc en 1911. Il y gagne le titre de général et prend le commandement de la région de Fès. En 1913 ses campagnes contre les "rebelles" (nationalistes marocains) s'appuient plusieurs fois sur le poste de Taza, dont l'un des campements retint son nom. En 1914, il est nommé chef des troupes du Maroc occidental puis envoyé en France d'abord à la tête de la 4e Brigade marocaine puis de la 10e Division d'infanterie coloniale. A la fin juin 1915 il est - comme le rapporte Paul - gravement blessé par un obus alors qu'il  commande le Corps expéditionnaire français aux Dardanelles. Amputé d'un bras il est décoré de la médaille militaire par le Président Poincaré. Fin 1915 il prendra le commandement de la IVe Armée en Champagne...
8) - "Guerre de 7 ans" : Marthe et Paul se sont mariés le 16 septembre 1908. Selon Paul, il semble incertain qu'ils puissent fêter ensemble le septième anniversaire de leur vie commune. Paul profite d'une simple association d'idées autour de l'expression "7 ans" pour assimiler ironiquement leur vie commune à une guerre (vraisemblablement des sexes puisque Marthe est manifestement plus féministe que Paul), surtout pour rassurer son épouse (le temps passe plus vite qu'on le croit) tout en lui disant par allusion que la guerre en cours s'annonce à son avis au moins aussi profonde donc longue que la Guerre de Sept ans (1756-1763), qui redistribua les cartes entre les grandes puissances européennes et s'étendit à l'échelle mondiale par le biais de leurs colonies.
9) - "Cathédrale Saint André" : à Bordeaux
10) - "on mettra les cannes pour rentrer" : expression d'argot sportif et militaire signifiant "sortir vite, à pied, d'un terrain ou territoire".
11) - "Miègeville" : ami sous-officier rencontré ou retrouvé à Lyon, où il est resté alors que Paul partait pour le Maroc. 

12) - "simple caporal" : Paul tente de convaincre Marthe d'une part que l'avancement en grade des soldats étrangers est lent à la Légion, d'autre part qu'il vaut mieux être resté seconde classe au Maroc plutôt que d'avoir eu la chance d'être "embusqué" et galonné à Lyon mais la malchance d'avoir été envoyé aux Dardanelles. En effet, cette opération alliée visant la Turquie, commencée sur mer en mars 1915, devenue terrestre en avril, provoqua d'emblée la perte de plus de 60% des effectifs alliés puis, s'engluant en guerre de position à partir de mai, entraîna dès la fin juin 1915 la perte de plus d'un quart des effectifs engagés dans les deux camps.