lundi 29 juin 2015

Lettre du 30.06.1915

Image de la mine de Trang Da (Association des Amis du Vieux Hué)

Madame Paul Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 30 Juin 1915

Chérie, 

Cette fois-ci ton colis a mis moins de temps pour venir : hier soir déjà on me l’apportait du Transit et comme justement je venais de dégoter 2 litres de bon vin qu’un Sous-Officier d’une autre Compagnie avait bien voulu me céder, tu penses s’il y avait fête dans notre marabout. Nous avions au surplus une boîte de langue de boeuf à la gelée. Merci de l’envoi : les chaussettes (4 paires) et les espadrilles en particulier venaient juste à point. Le saucisson, la (illisible), la confiture, le chocolat, les bonbons, le savon, le fil, les cigares étaient tous en bon état ; une boîte de confiture s’était cependant ouverte, trempant fortement le carton qui est devenu inutilisable de ce fait. Pour le papier, je suis également bien approvisionné, surtout depuis que je travaille au bureau.
Ici, je continue au crayon, étant au jardin du Bureau de la Place pour prendre le Communiqué officiel et celui de la Colonne qui arrivent par t.s.f. ainsi que les prescriptions de service. Le tout nous est dicté et un secrétaire de chaque Compagnie vient avec son carnet sous le bras. En attendant l’ouverture de la séance, on s’amuse à faire dégringoler les fruits d’un abricotier sauvage énorme qui se trouve au milieu du Jardin. Il portait certainement un millier d’abricots, mais nous avons si bien travaillé qu’il n’en reste pas un seul aujourd’hui. Aussi le Commandant d’Armes a-t-il attendu ce moment pour interdire formellement le pillage systématique de son abricotier.
Tu vois donc que mon existence est presque confortable en ce moment. Le Sergent Major est un homme très agréable qui a beaucoup voyagé et qui est très intelligent. (La preuve en est qu’il ne mentionne jamais la question des nationalités.) Nous discutons donc sur les effets et les causes, sur les beautés et les attraits de l’extrême Orient où il a passé plusieurs années en Indo-Chine, au Tonkin et au Japon. Chose curieuse, il connaît beaucoup le Baron de la Pinsonnie, l’ami de Mr. Penhoat, Administrateur des Mines de Zinc de Trang-Da (1) (Indo-Chine) et que je connais aussi assez bien. Il l’a connu à Trang-Da même, où le dit Baron se rend tous les 2/3 ans.
J’apprends de Bel Abbès que tous les Allemands, Autrichiens et Turcs restés dans les dépôts français ou à Bel Abbès ont été déclarés prisonniers civils et amenés à Maskara (2), non loin de Bel Abbès dans un camp de concentration. Ils y sont logés dans une école et assez bien nourris. Ils peuvent se promener librement en ville de 14 à 17 hs et reçoivent 1 sou par jour. Ceux qui le veulent peuvent travailler dans les fermes des environs où ils mangent chez les paysans qui les paient en outre à 1 Fr 25 par jour. D’après ce que j’apprends, Singer (3), qui s’était presque tué pour rester à Lyon, serait parmi ces prisonniers, ce qui, certainement ne doit pas lui faire plaisir bien qu’il n’ait aucun service à fournir à Maskara.
Tu as sans doute lu que le socialisme commence tout de même à remuer en Allemagne et que même à la Diète Prussienne (4) il y a eu quelques incidents. Peut-être vont-ils tout de même reconnaître que même dans l’Allemagne vainqueur ils cesseraient bientôt d’être frères de ceux qui gouvernent et redeviendraient ce qu’ils ont toujours été (5): payant des impôts bien augmentés et soldats. Mieux vaut tard que jamais et j’espère que la lumière se fera tout de même de ce côté ce qui pourrait avancer singulièrement la solution.
Je crois que nous avons aujourd’hui au moins 45° à l’ombre ; comme il ne fait aucune brise, la chaleur est accablante. Le soir, on se couche sur son lit en pantalon de toile et chemise pour se reposer : On s’endort sans s’en apercevoir et ce n’est que pendant la nuit tard qu’on se réveille, ayant froid ou étant plein de puces. Demain nous devons toucher de la chaux vive pour désinfecter les marabouts “contre les puces et autres insectes dangereux”. Ah, bon Dieu si l’on pouvait maintenant traîner son cadavre (6) sur une plage quelconque aussi lointaine soit-elle et le tremper dans les flots salés. Enfin, il faut espérer que ces beaux temps reviendront aussi tôt ou tard.
Voilà que le Secrétaire de la Place fait son apparition et que tout le monde se met à crier “Au Nord d’Arras” (7) car c’est comme cela que les communiqués débutent régulièrement depuis quelque temps.
Je t’embrasse bien, ainsi que les enfants.

                                               Paul

Le bonjour à Hélène. As-tu revu Mme Plantain ? 


Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - "Trang-Da" : la Société des Mines (de zinc) de Trang-Da (dont l'exploitation se situait à 120 kilomètres au nord-ouest d'Hanoï en Indochine française) fut fondée en 1909. Ses bénéfices et dividendes devinrent très vite attrayants. Le Baron de Lapinsonie était au conseil d'administration de la société.
2) - "Maskara" : aujourd'hui officiellement Mascara, au sud-est d’Oran, à 80 km. à l'est de Sidi Bel Abbès, en Algérie.
3) - "Singer" : ami allemand de Paul, engagé dans la Légion, il avait espéré pouvoir demeurer dans une affectation à Lyon. 
4) - "Diète prussienne" : allusion à l'élection récente et agitée, à la Diète de Prusse (parlement local), de Franz Erdmann Mehring (1846-1919), socialiste renommé, bientôt révolutionnaire et exclu du parti-socialiste, cofondateur en 1916 - avec notamment Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et Clara Zetkin - de la Ligue spartakiste, fraction marxiste révolutionnaire du parti socialiste et germe du parti communiste allemand (fondé en 1919).
5) - "ils ont toujours été" : Paul désigne les sociaux-démocrates allemands en soulignant leur incapacité à renverser le système impérial qui les fait soldats et les oppresse d'impôts. Ce faisant, Paul prend le risque de paraître pro-révolutionnaire alors qu'il est avant tout pro-libéral.
6) - "cadavre" : Paul, qui prône la révolution et rêve de baigner son propre cadavre, est manifestement dépressif.

7) - "Arras" : la Campagne d'Artois déclenchée début mai s'est assez vite enlisée : le commandement français arrête les combats le 25 juin (cette nouvelle n'a manifestement pas été diffusée à Taza) après d'énormes pertes et aucun résultat stratégique. La campagne reprendra en septembre. 

dimanche 28 juin 2015

Carte postale du 29.06.1915

Karl Armgaard Graves


Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 29 Juin 1915

Chérie,

J’ai reçu hier soir le “Journal” (1) et te confirme mes lignes d’hier. Je serais content d’apprendre que mon colis pour Suzette est arrivé à temps. Si celui pour moi n’est pas encore parti à l’arrivée de cette carte, tu pourrais peut-être y joindre une de mes chemises cellular, mais ne l’envoie pas exprès à part.
Meilleures tendresses pour toi et les enfants.


                                            Paul

Note (Anne-Lise Volmer)
1) - Le Journal: Comme il le précise dans ses lettres précédentes, Paul suit dans le "Journal" ce qu'il appelle un "feuilleton", intitulé "Quand j'étais espion", dont il n'identifie l'auteur  que par son nom de famille, "Graves". Le "Journal" n'ayant pas d'archives numériques, et le nom "Graves" étant fort répandu, nous avons eu du mal à retrouver ce qu'était ce feuilleton. 
Il s'agit selon toute vraisemblance d'extraits d'un ouvrage de Karl Armgaard Graves, "The Secrets of the German War Office", publié à Londres juste avant le déclenchement de la guerre, et dont la traduction parut à Paris chez Plon en 1916 sous le titre "Souvenirs d'un agent secret de l'Allemagne". 
Graves est un personnage pittoresque et mystérieux. Son identité comme sa date de naissance sont incertaines, peut-être 1878, peut-être 1882. Il semble qu'il ait dans sa jeunesse séjourné en Australie, où il adopta le nom de Graves, et connut ses premiers démêlés avec la justice. En juillet 1912, il est arrêté à Edimbourg et jugé pour espionnage: on l'accuse d'avoir - avec une insigne maladresse - observé les mouvements de bâtiments de la flotte anglaise, et communiqué ses observations à Berlin: ses dépêches ont en réalité toutes été arrêtées par le MI5. Il est condamné à dix-huit mois de prison, mais libéré moins d'un an après, donnant prise au soupçon qu'il a été "retourné" par les Anglais. Son autobiographie, parue au printemps 1914, se vend à 100000 exemplaires et fait de lui l'espion allemand le plus célèbre; il s'y targue d'avoir eu toute la confiance du Kaiser, se vante d'avoir eu une part décisive à l'incident du "Panther" (auquel Paul fait également allusion dans ses lettres) et d'avoir participé à des rencontres secrètes entre chefs de gouvernement allemands, autrichiens et anglais. Le fait qu'il présente le Kaiser comme avant tout soucieux de maintenir la paix en Europe, et décrit avec force détail la puissante machine de guerre allemande - y compris une version de science-fiction du Zeppelin - le fera soupçonner d'être en réalité un agent triple. 
Bien sûr, au delà de l'intérêt anecdotique de ses souvenirs, Paul s'intéresse probablement en Graves à un Allemand qui comme lui a une position ambigüe vis-à-vis de l'Allemagne...
Karl Graves publia en 1916 un second livre, "Les secrets des Hohenzollern", où il explique le déclenchement de la guerre par des histoires de femmes... Il émigre aux États-Unis en 1916; il y sera au fil des années jugé pour chantage, ou pour avoir tenté de mettre le feu à une de ses compagnes... Menacé d'expulsion vers l'Allemagne en 1937, il plaidera le risque de condamnation à mort par les nazis pour obtenir son maintien sur le territoire américain; on ne connaît pas plus la date de sa mort, que celle de sa naissance, ou sa véritable identité. 

samedi 27 juin 2015

Lettre du 28.06.1915

La rue de Gigant à Nantes (https://lesruesdenantes.wordpress.com/2013/07/27/rue-de-gigant/)


Madame P Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 28 Juin 1915

Chérie,
Je t’ai envoyé une carte le 26 pour accuser réception de la lettre de Suzette et de la tienne du 20 courant, qui est arrivée en même temps que ta carte du 16 Mai passée par Casablanca. Dis moi donc à l’occasion exactement où tu en es avec Mme Robin (1), c.à.d. combien nous lui devons encore à l’heure actuelle. Comme je te le disais déjà, la Banque de Paris ne paie pas de dividende cette année et je crains qu’il n’en soit de même avec le Comptoir d’Escompte ; car ces grandes banques ne savent pas prendre assez de précautions pour éviter des surprises. Cela nous fait cependant une perte sèche d’environ 250,- Frs ce qui est beaucoup maintenant où les temps sont durs. Or, je trouve qu’il est déjà bien joli d’avoir pu payer une partie du loyer et des diverses notes etc. avec le peu d’argent que tu as maintenant. Ne te fais donc pas de scrupule de prendre l’obligation entièrement libérée de 1912 pour payer le dernier versement sur les 5 autres. Car il est bon d’avoir toujours au moins 100 Frs en réserve, car on ne peut pas savoir ce qui peut arriver.
Je suis un peu étonné de ce que Germain Leconte (2) ait écrit à Suzette. Il est certain que dès que les affaires reprendront, L. quitte la Rue du Gigant pour s’installer dans un “petit hôtel” genre du nôtre (il disait cela la dernière fois lorsque je l’ai vu) à moins que ce “petit hôtel” se trouve déjà dans la Rue du Gigant. Notre maison lui avait beaucoup plu l’année dernière ! Qu’en attendant il embauche tous les sans-travail de la Loire Inférieure (3) avec promesse de participation aux bénéfices à réaliser après la guerre et une procuration postale - qui n’en est pas une - cela se conçoit. Mais je me demande tout de même quelle aurait été notre situation si, donnant suite à ses projets, nous avions pris 1/2 douzaine ou davantage de volontaires allemands (4). 
Je te renvoie ci-joint les coupures qui me restaient encore. L’article sur Léonard de Vinci est très intéressant, en ce qui concerne l’attitude du Pape (5), on n’avait pourtant pas toujours dit la même chose dans les journaux, bien au contraire !
Je vais répondre aussi à Penhoat et adresser une carte postale illustrée à sa femme qui, elle, sera probablement toujours au 108 Bd de Clichy. Penhoat m’écrivait de Flandres qu’il était de repos à l’arrière, c.à.d. en 3° ligne (6). Faisant partie de la popote des Sous-Offs, il ne manque de rien ; bien au contraire, affirmait-il, jamais il n’aurait bu autant de champagne “2° zone” (7) que depuis son arrivée sur le front. Lucien Leconte (8) qui, je crois va avoir 18 ans très prochainement, doit s’attendre à être appelé incessamment sous les drapeaux. Et ce sera un véritable régal pour le vieux L. de pouvoir parler de son fils au régiment. Madame la trouvera probablement plus mauvaise (9).
Je vais partir maintenant pour le bureau de la Place, chercher le Communiqué Officiel d’hier qui arrive ici le lendemain par t.s.f. J’espère qu’il sera bon, car ce qui dure longtemps est généralement bon.
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                            Paul

Notes (François Beautier, Anne-Lise Volmer)
1) - Le nom de Madame Robin, propriétaire de la maison où habite Marthe, revient périodiquement dans la correspondance. Le "moratoire des dettes et loyers" libérait Marthe de l'obligation de régler le terme, mais elle s'efforçait néanmoins toujours d'en payer au moins une partie.
2) - Germain Leconte : fils de Lucien Leconte et contemporain approximatif de Suzanne, il lui avait sans doute écrit pour lui souhaiter son anniversaire. Lucien Leconte, avant la guerre, avait fait part à Paul et à Marthe d'un projet qu'il caressait: celui de marier les deux enfants. Il est intéressant de voir que malgré toutes ses réticences à verser à Marthe sa pension, il tient à ménager la chèvre et le chou et à rester dans les bonnes grâces de la petite fille...
3) - "Loire inférieure" : aujourd'hui département de la "Loire-Atlantique", chef-lieu Nantes où se trouve le siège de la Société L. Leconte.
4) - "cela se conçoit" : cette remarque s'applique à l'embauche, par la Société L. Leconte, de remplaçants à ses personnels mobilisés en faisant appel à des "sans-travail" (à l'époque, ils sont très rares et ceux qui le sont brillent d'incompétence) en leur faisant des promesses (de bénéfices et de responsabilités - procurations postales) qui ne pourront être tenues.
5) - "volontaires allemands" : peut-être s'agit-il plutôt de "candidats" allemands à un emploi dans la société L. Leconte, donc d'un projet d'avant-guerre qui aurait conduit l'entreprise à les perdre tous dès août 1914 et à manquer gravement de personnel en 1915)
6) - l'attitude du pape" : il s'agit plus vraisemblablement du pape Sixte IV, contemporain de Léonard de Vinci, que du pape Benoît XV, élu en août 1914, qui a souhaité une trêve de Noël en décembre 1914, a affirmé en janvier 1915 sa volonté d'être impartial et s'est (vainement) opposé à l'entrée en guerre de l'Italie, ce qui lui valut d'être moqué par les Alliés et accusé par eux de ne rien faire contre les "atrocités" de l'autre camp.
7) - "3ème ligne" :  ce que les civils nomment "l'arrière", loin du front (1ère ligne) et de ses réserves immédiatement disponibles en hommes et en matériels (2ème ligne). 
8) - 2ème zone" : de seconde qualité (ou second choix).
9) - "Madame" : Mme Leconte. Il s'agit de la deuxième épouse de Leconte, marié en premières noces et divorcé de la mère du futur soldat, le jeune Lucien. Paul suggère que la nouvelle Madame Leconte n'apprécie pas que son beau-fils soit ainsi mis en vedette. 

jeudi 25 juin 2015

Lettre du 25.06.1915

Affiche de publicité pour le chocolat Meunier vers 1900 
Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 25 Juin 1915

Chérie, 

Ta lettre du 15 m’est parvenue hier et celle du 17 ce soir ; je t’ai adressé hier une carte postale et le 23 une lettre qui, toutes deux, j’espère, sont promptement arrivées à destination. J’aime également à croire que la lettre pour Suzette et son petit colis ne seront pas trop en retard. Le mandat-poste de Frs 50.- est également en ma possession et je t’en remercie : inclus quelques coupures en retour. Je joindrai les autres à ma prochaine lettre pour éviter une surtaxe.
Leconte nous avait bien prévenus dès le début de la guerre qu’il chercherait un bureau meilleur marché ; à vrai dire, je suppose qu’il a eu des histoires avec son propriétaire pour qu’il change, car le local qu’il occupait était réellement joli et au surplus bien situé. Quant à mon observation que je ne savais pas ce que le Commissaire avait à m’écrire, elle répondait simplement à ta réflexion que peut-être j’avais eu de ses nouvelles. Il existait bien 2 Meyer, tous les deux cyclistes de profession ; l’autre, qui n’a cependant pas eu autant de succès que Henri, s’appelait Aldo (1) et était originaire de Ludwigshafen. Je ne crois cependant pas que ce fut lui, car il était bien moins élevé et aussi acclamé que son homonyme. Quant à François Faber, il était Luxembourgeois, ainsi que le fameux coureur à pied Jacques Kayser (2) qui était également à Bayonne. La Petite Gironde avait annoncé la mort de Faber sur le front alors qu’il se trouvait encore à Bayonne et Faber en avait ri beaucoup. D’une façon générale, la Légion doit avoir eu énormément de pertes dans cette guerre. Un détachement expédié de Bel Abbès a participé à l’action dans les Dardanelles où il avait été débarqué tout à fait au début. J’ai appris depuis que mon capitaine de la 26° (3) à Bel Abbès, un Alsacien, y a été grièvement blessé. Il y avait du reste à ce sujet un article sur le Journal (de Paris) relatant que le détachement de la Légion, ayant perdu tous ses gradés, a été conduit à l’assaut par un Caporal. Il y avait en tout 20 000 Légionnaires, Zouaves et Sénégalais contre 60 000 Turcs et ces derniers ont été chassés de leurs tranchées (4).
Que Suzette sait déjà lire des phrases sans trop de peine me fait beaucoup de plaisir. J’ai gardé le souvenir très vivant de mon entrée à l’école primaire à l’âge de 6 ans - comme le temps passe tout de même vite si je pense qu’aujourd’hui j’ai déjà une fille de 6 ans (5) qui commence à lire.
Comme déjà dit, je supporte jusqu’ici la chaleur très bien ; je n’ai même plus mes coliques d’autrefois, car comme elles peuvent devenir assez facilement de la dysenterie ici je mange beaucoup de chocolat. Ce dernier article est maintenant en abondance à Taza : Menier, Lombard, Poulain, enfin toutes les bonnes marques. Les oeufs ne coûtent plus que 1 1/2 sou la pièce et descendront bientôt à 1 sou j’espère.

Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                                  Paul 


Notes (François Beautier)
1) - "Aldo Meyer" : ce cycliste allemand n'a laissé aucune trace historique accessible.
2) - "Jacques Kayser" : ce coureur à pied luxembourgeois non plus.
3) - "de la 26" : de la 26ème Compagnie.
4) - "chassés de leurs tranchées" : la Campagne des Dardanelles (dont l'opération terrestre de Gallipoli) est alors en cours : elle a commencé en janvier 1915 et s'achèvera par la retraite des Alliés de septembre 1915 à janvier 1916. Les troupes françaises ont débarqué avec l'ensemble du corps expéditionnaire allié à partir du 25 avril. En juin, elles ont déjà perdu un quart de leurs effectifs (dont des légionnaires) dans des combats toujours vaillants mais vains puisque chaque prise d'une position turque était irrémédiablement suivie de sa reconquête. 
5) - "6 ans" : Paul rectifie deux fois sa précédente erreur.



Carte postale du 24.06.1915

Zeppelins bombardant Londres, 1915

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 24-6-1915

Chérie,
Je viens de recevoir ta lettre du 15 ainsi que le mandat et t’en remercie. Je t’ai écrit hier une lettre et écrirai de nouveau demain.
                                        Meilleurs baisers

                                                Paul


Le petit mot de Suzanne m’a fait plaisir, mais pourquoi plutôt “Londres” que Taza ? (1)


Note (Anne-Lise Volmer)
1) - On imagine une phrase du type "J'espère que je pourrai venir te voir à..." ou J'espère que tu reviendras bientôt de..." où Londres remplace Taza, lapsus précoce révélateur du tropisme familial vers les pays anglo-saxons...

mardi 23 juin 2015

Lettre du 23.06.1915

Modèles de chéchia
Fez

Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 23 Juin 1915

Ma chère petite femme,

J’ai bien reçu ta lettre du 13 courant et 2 journaux ; inclus les 2 coupures en retour : on dirait que tu fais une collection complète des numéros parus pendant la guerre ? La petite fiche de Suzette m’a fait bien plaisir : elle a déjà fait de jolis progrès dans si peu de temps, vu qu’elle écrit déjà bien !
D’autre part je t’affirme de nouveau que je suis absolument bien portant ; cependant j’ai pu me faire dispenser de faire cette colonne - qui est maintenant partie dans la région de Fez - et je l’ai fait ; un point c’est tout. En attendant, on vit ici assez agréablement : nous sommes une vingtaine restés ici de notre Compagnie, les derniers arrivés il y a seulement quelques jours. En attendant le retour de la colonne - qui ne se fera certainement pas avant le 14 Juillet au plus tôt - je travaille depuis 2 jours au Bureau avec le Sergent Major : travail pas bien abondant et qui ne me crèvera pas ! 
Comme je te disais sur ma carte d’hier, Penhoat m’a bien écrit une lettre dans laquelle il émet aussi des idées assez pessimistes sur la durée de la guerre, tout en admettant qu’un coup de théâtre pourrait bien amener une fin plus rapide qu’on ne le pense généralement. Moi, j’y compte également toujours, sur ce coup ; comme tu le dis, l’essentiel est que nous restions tous en bonne santé, et si nous nous revoyons un mois ou deux plus tard, eh bien tant pis!  
Je me suis payé ce matin le régal d’une boîte de belles asperges, contenant environ 16/18 branches, que j’ai marchandée à 40 sous. Avec 2 camarades, nous nous sommes préparé une sauce d’huile et de vinaigre : c’était délicieux ! A propos, les Territoriaux, où nous sommes de nouveau en subsistance pendant la colonne, mangent comme des paysans, bien moins bien que notre Compagnie. Notre Chef, qui est excellent pour les hommes, a réclamé de nouveau hier et je pense que d’ici peu nous allons faire notre propre cuisine avec les hommes restés de la 1° Compagnie de la Légion.
A propos de l’achat de l’asperge, il faut marchander terriblement avec les bicots ; cette boîte devait coûter 3 Frs et je l’ai eue à 2 Frs. Les Marocains appellent tout le monde “Kouja”(1), ce qui veut dire “Frère”, tout en le traitant comme un ennemi à exploiter. Deux bicots qui se rencontrent se secouent les mains, et  chacun pose ensuite ses lèvres délicatement sur sa propre main. Le mot “Sidi” = Monsieur n’est employé qu’en combinaison avec le nom du Prophète : Sidi Mohammet (2). Ceux des Marocains qui commencent un peu à parler le français se font un devoir de nous appeler “camarade” ; tous enfin ont pris l’habitude de saluer militairement les officiers. Je parle bien entendu des soumis, car les sauvages dehors ne pensent naturellement pas à des politesses. Hier soir encore quelques-uns, bien cachés sous les oliviers en face dans la montagne, s’amusaient à tirer des coups de fusil juste dans notre camp. D’une façon générale, les consignes pour nos sentinelles sont très sévères : au lieu de demander d’abord “qui vive” lorsque quelqu’un s’approche la nuit, venant de dehors des murs, nous tirons d’abord et demandons ensuite “qui vive ?”, car nos rondes et patrouilles se font naturellement connaître si elles viennent la nuit à l’improviste et puis elles viennent de l’intérieur de la ville. L’autorité militaire fait respecter scrupuleusement tous les lieux saints ou sacrés des indigènes : A tous les moskées (3) et tous les marabouts (tombeaux des notables) il y a une affiche en français et en arabe défendant absolument l’accès à tous les Européens. Je voudrais bien voir l’intérieur d’une moskée, mais ici au Maroc il n’y a aucun moyen. Enfin, les restes des repas des troupes sont donnés aux pauvres Tazis (4) (qui ne manquent pas)!
 Dans leurs petites boutiques, tu vois les Arabes étendus de toute leur longueur, un éventail ou un plumeau à la main pour chasser les mouches, pieds nus. Ils sont tellement flémards qu’ils ne se lèvent même pas à l’approche d’un acheteur. Leur chevelure est rasée, sauf à un point à peu près au milieu de la tête, où ils ont une petite natte, ou du moins un petit paquet de cheveux, qui disparaît cependant sous leur fez (5) et qu’on ne voit qu’aux enfants. Nos troupes indigènes (Tirailleurs, Spahis, Goum) sont également coiffés de la même façon. La plupart d’entre eux portent des amulettes et se croient ainsi garantis contre des blessures et la mort.

A propos, je ne sais pas si tu as lu que la Banque de Paris et des Pays-Bas ne distribue pas de dividendes cette année, consacrant tous ses bénéfices à des amortisations (6) en prévision de ses pertes dans les régions envahies. L’année dernière, c’était Frs. 70 ou 75,- par action payés en 2 coupons !
Mes meilleurs baisers pour toi et les enfants, un bonjour pour Hélène.


                                                 Paul

Notes (François Beautier):
1) - "Kouja" : officiellement "Khouya" en arabe dialectal marocain (dialecte dit "dajira") servant aux arabophones et aux berbérophones.
2) - "Mahomet" : ou Muḥammad ou Mohammed, prophète de l'Islam.
3) - "moskée" : Paul emploie une graphie phonétique à la fois de l'allemand "moschee" et du français "mosquée".
4) - "tazis" : habitants de Taza.
5) - "fez" : chapeau rigide en feutre (rouge le plus souvent), en forme de tronc de cône, orné d'un gland noir, nommé "fās" au Maroc. D'origine vraisemblablement grecque, il fut adopté pour remplacer le turban et diffusé par l'Empire ottoman qui en  définit strictement l'aspect au XIXème siècle. Son nom n'a aucun rapport avec celui de la ville de Fès, au Maroc (lequel viendrait de l'arabe "Fä's" signifiant "pioche"). La version souple du fez, dite chéchia, était la coiffure d'uniforme des soldats de l'Armée française d'Afrique (zouaves, spahis, tirailleurs, goumiers... ).
6) - "des amortisations" : Paul utilise ce mot anglais (amortisation ou amortization) au lieu du français "amortissement" au sens de "technique permettant d'amortir un choc". 

lundi 22 juin 2015

Carte postale du 23.06.1915

Vue de Caudéran en 1915 - http://assopourquoipas33.over-blog.com/2014/02/les-salles-de-spectacles-bordelaises-4.html

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 23-6-15

Chérie,

Je viens de recevoir ta lettre du 13 avec 2 journaux et j’y répondrai demain par lettre. Nous avons ici également une chaleur accablante ! La lettre en question de Mr. Penhoat m’est bien parvenue, mais il y a au moins 15 jours que je n’ai plus rien entendu de Mr. Plantain.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants.


                                         Paul

vendredi 19 juin 2015

Carte postale du 20.06.1915

Bordeaux en 1915, comme Paul devait en rêver...  http://antiqimmacdesign.canalblog.com/archives/2014/03/17/29460343.html

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 20-6-1915

Bien reçu ta carte du 12 courant ainsi que les journaux. Aujourd’hui il fait tellement chaud ici que même ma bougie est complètement fondue, de même que le beurre dans les boîtes etc.
Je te confirme mes lettres des 18 et 19 courant et t’envoie mes meilleurs baisers.
Une grosse bise pour les enfants.


                                          Paul

jeudi 18 juin 2015

Lettre du 19.06.1915

Sacs traditionnels marocains

Mademoiselle Suzanne Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 19 Juin 1915

Ma chère petite Suzette,

Nous voilà bientôt arrivés au 1° Juillet 1915, jour de ton 7° anniversaire (1). Et c’est encore de bien loin que je te présente mes meilleurs souhaits : D’abord, que cette malheureuse guerre se termine bientôt pour que nous nous revoyions après une séparation qui a déjà duré trop longtemps, et puis que tu restes toujours en bonne santé ! 6 ans ! C’est l’âge où les enfants commencent à devenir raisonnables, où ils vont en classe ! Toi aussi, tu as déjà commencé à travailler, et j’espère que tu trouveras bientôt plaisir au travail, que tu feras des progrès. Tu répètes quelquefois que tu es la fille aînée de tes parents ; tu sauras un jour, au juste, ce que cela veut dire. Mais en attendant tu t’appliqueras déjà à faire plaisir à ta petite maman qui, elle, souffre aussi beaucoup de la séparation de Papa.
Et tu lui diras que s'il revient, le papa, nous serons encore bien heureux, tous, peut-être plus heureux qu'autrefois, même si nous devions calculer davantage!
Je t’ai envoyé, il y a quelques jours, un petit sac marocain comme souvenir pour ton  anniversaire. 
Tu me diras s’il te plaît ; je n’y ai pas joint la corde en laine qui sert ici à porter le sac, parce que cette corde est beaucoup trop longue, et pas bien jolie pour une petite fille comme toi.
Embrasse bien Maman, Georges et Alice, et reçois toi-même les meilleurs baisers de ton

                                            Papa

                                         qui t’aime.

Le bonjour à Hélène.

Note (François Beautier)
1) - "7ème" : en fait 6ème puisque Suzanne est née en 1909.

mercredi 17 juin 2015

Lettre du 18.06.1915

http://europagenesis1914.blogspot.fr/2009/10/propagande-ligue-antiallemande.html


Madame M. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza, le 18 Juin 1915

Chérie, 

Je viens de recevoir ta lettre du 8/9 cour. avec l’aiguille, ta carte sans date et les journaux jusqu’au 7, y compris celui du 3 qui me manquait, merci du tout ! En ce qui concerne ma propre correspondance, je peux tranquillement écrire 5 lettres ou cartes par jour, tu te plaindras toujours. Dans l’avant-dernière lettre, tu accusais réception de mes lettres et cartes des 23, 25 et 27 arrivées ensembles et aujourd’hui tu dis que je ne peux pas me décider d’écrire plus souvent que tous les huit jours environ ! Tu ne sembles pas vouloir comprendre que s’il n’y a que 2 ou 3 départs par semaine d’Oran pour Marseille, les correspondances ne peuvent pas arriver plus souvent et que si ma lettre arrive à Oran le jour du départ du bateau elle gagnera beaucoup de temps parce qu’elle n’attendra pas comme une autre, arrivée le lendemain, trois jours jusqu’au prochain départ ...
Ces histoires de commissaire sont assez stupides ; as-tu prouvé par mes lettres (qui doivent souvent porter le cachet du Régiment) ou par le certificat de présence au corps que je suis “vraiment” ici ? Les lettres an. (1) émanent sans doute de quelques concurrents qui ne peuvent pas me tuer suffisamment et je m’étonne même que le Commissaire y fasse encore attention. Toutefois, vu ces tracasseries, tu feras peut-être bien d’avoir toujours 150/200 Frs de réserve sur toi pour le cas où tu serais envoyée dans un camp (2). Je dis cela par simple mesure de prudence, car, à en juger par les journaux, on semble toujours être très énervé en France (3). Prière aussi de m’adresser 40/50 Frs ici comme déjà dit.
Quant à la guerre, je crois qu’elle sera complètement terminée au moment où les troupes allemandes se retireront de France et de Belgique parce qu’elle s’y accrocheront aussi longtemps et s’y laisseront au besoin massacrer tant qu’il y aura une armée allemande, c.à.d. jusqu’au dernier homme. Les combats dans le secteur d’Arras (4) ont été, depuis près d’un mois, terriblement meurtriers et leurs victoires en Galicie (5) leur ont coûté peut-être encore plus cher. La débandade viendra donc un jour subitement et une fois délogés de leurs positions en France, les Allemands demanderont la paix. Qu’ils n’ont pas de troupes à opposer aux Italiens paraît assez clair et leurs succès en Galicie n’en ont pas libéré non plus, contrairement à ce qu’ils pouvaient espérer. Les articles de M. Graves dans le Journal m’ont intéressé et si, en certains points, ces souvenirs prenaient la forme d’un roman, ils étaient néanmoins intéressants sous d’autres rapports. Par exemple, sa mission au Maroc auprès du Capitaine du S/S Panthère (6) m’a paru sincère et explique même bien des choses qui étaient difficiles à comprendre au moment de l’affaire d’Agadir. Qu’il a exagéré la puissance des fameux Zeppelins (7) et méconnu l’état d’esprit de certains neutres, est peut-être une suite de ses fréquentations des milieux militaires et aristocratiques prussiens, mais que la préparation de l’Allemagne pour la guerre était minutieuse, paraît malheureusement trop au moment actuel.
On ne m’a jamais réclamé une surtaxe pour tes lettres ! Le petit colis de Suzanne est parti il y a quelques jours et arrivera, j’espère, à temps pour son anniversaire.
La recette pour les crêpes est pourtant très simple : des pommes de terre râpées, du sel, des oignons et de la graisse ! Elles étaient bien réussies et obtinrent sous le nom de “pain K” (8) un joli succès international. J’avoue cependant que je n’ai pas beaucoup contribué à leur confection, sauf à râper les pommes.
Si nous avons des puces ici ? Dieu seul saurait les compter, ainsi que les mouches, moustiques, fourmis, sauterelles, souris etc. Je crois que bientôt il faudra coucher dehors, mais heureusement les nuits sont encore pour le moment très fraîches, voire même froides. 
L’augmentation des impôts est tout simplement effrayante. Faut-il les payer comme d’habitude dans notre cas particulier ou le receveur ne pourrait-il pas s’adresser directement au séquestre ?
Nous avons fait hier un rude trot. Environ une trentaine de km dans une chaleur accablante pour ravitailler la colonne qui opère dans la région de la frontière espagnole du Riff (9). 800 chameaux font le ravitaillement de notre colonne tous les deux jours en passant par Meknassa-Foukania (10). Ces “hirondelles du Maroc” sont vraiment des bêtes curieuses et si l’on observe un chameau avec son petit (c’est la saison des petits en ce moment) on se dit que cela n’est pas si bête du tout !
Il me semble que la signature de Suzanne (le mot Gusdorf) est quelque peu refaite par sa maman ?
Le bonjour à Hélène et mes meilleurs baisers pour toi et les enfants.

                                            Paul


Les journaux du 9/10 arrivent à l’instant.

Notes (François Beautier)
1) - "lettres an." : lettres anonymes de dénonciation.
2) - "camp" : camp de concentration.
3) - "énervé en France" : allusion aux nombreuses rumeurs et dénonciations concernant des espions allemands opérant en France.
4) - "secteur d'Arras" : allusion à la Seconde bataille de l'Artois, engagée le 9 mai par les troupes franco-britanniques, qui se terminera le 25 juin 1915 sans résultat décisif autre que la perte totale, tous camps confondus, de près de 280 000 soldats tués, disparus ou blessés.
5) - "Galicie" : allusion à la contre-offensive austro-allemande lancée le 2 mai sur le secteur  Gorlice-Tarnow (au sud de Varsovie, en Galicie) qui oblige les Russes à battre en retraite sur 150 km. à la fin mai. L'Allemagne et l'Autriche perdirent dans cette bataille 90 000 soldats tués, disparus ou blessés, contre 240 000 pour les Russes qui abandonnèrent en outre 140 000 prisonniers.
6) - "S.S. Panthère" : référence à la canonnière allemande S.M.S Panther (que Paul nomme "à la française") qui déclencha le "Coup d'Agadir" en 1911.
7) - "Zeppelin" : ballons dirigeables rigides construits en Allemagne par la firme fondée par le comte Ferdinand von Zeppelin en 1898. 
8) - "pain K" : "pain kartofel" (pain pomme de terre, nommé en franco-allemand selon l'usage à la Légion), allusion au pain de guerre allemand "K.K."
9) - "du Riff" : les premiers contreforts du  Rif et sa frontière alors espagnole se situent à une quinzaine de km. au nord de Taza.
10)- "Meknassa-Foukania" : dépôt militaire situé à l'ouest de Taza, sur la route de Fès.
Ce site a depuis lors été noyé sous les eaux du lac de barrage "Idriss 1er" installé à l'est immédiat de Fès.

lundi 15 juin 2015

Carte postale du 16.06.1915

(Document Delcampe)

Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

le 16 Juin 1915

Chérie,

Je viens de recevoir des nouvelles de l’ami Wool. qui me prie de lui adresser des cartes postales illustrées du patelin ce que je m’empresse naturellement de faire.
Je te confirme ma lettre d’hier et t’embrasse toi et les enfants.


                                               Paul

dimanche 14 juin 2015

Lettre du 15.06.1915

(Document Delcampe)


Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 15 Juin 1915

Ma Chérie,

Je t’ai écrit hier une carte postale pour accuser réception de tes lignes du 5 courant ; tu as appris entretemps que je me porte aussi bien que possible et que tes craintes n’étaient donc nullement fondées.
J’ai lu avec tristesse l’augmentation des prix du pain et du sucre ainsi que du lait, tous trois denrées de grande consommation. Alors les pauvres gens qui sont réduits à l’allocation de l’Etat (1) doivent la trouver doublement maigre, et pourtant si l’on considère le grand nombre de secours distribués, on arrive à un chiffre fantastique ! Je suis du reste persuadé que la situation de l’Allemagne est beaucoup plus mauvaise qu’on le suppose, tant au point de vue militaire qu’économiquement. Le recul des Russes est certes regrettable, mais jusqu’ici chaque recul était suivi d’une offensive victorieuse de leur part. Et puis ce n’est ni le terrain ni les hommes qui font défaut à la Russie. Ici en France les Allemands reculent presque constamment, pas beaucoup il est vrai, mais journellement un peu. Qu’ils usent leurs meilleures forces avec le système sur les 2 fronts, cela est indispensable et amènera finalement leur ruine qui, je le répète, arrivera beaucoup plus vite que cela ne paraît en ce moment. Il est en outre à considérer que les Italiens font des progrès lents mais très réguliers, étant déjà à Montefalcone (2) à plus de mi-chemin de Trieste (3). S’ils veulent ou non, les Austro-Allemands devront envoyer au moins un million d’hommes vers le Sud qui, à ce qu’il paraît, est presque complètement dégarni de troupes. As-tu enfin lu que les femmes allemandes ont commencé à protester devant le Reichstag (4) et ailleurs ? Cela a dû te faire plaisir. Et l’Amérique sera également plus énergique maintenant après la démission de Mr. Bryant (5), le plus énergique des pacifistes.
Je compte expédier aujourd’hui tout de même le petit colis pour Suzette qui, je l’espère, lui fera un peu de plaisir. Je n’ai pu y joindre que quelques petites pièces de monnaie marocaine (pour 2 sous on en reçoit toute une brouette), car les friandises manquent complètement ici, comme du reste tous les articles qui ne sont pas strictement nécessaires à la vie. Je me promenais encore hier soir avec mon caporal en ville et nous constations, non sans amertume, que nous sommes ici loin de toute civilisation : même pas moyen de boire un verre autre que du café ou du thé ! On envie les officiers qui dans leur cercle peuvent s’offrir du vin, de la bière ou des apéros & liqueurs ; pourtant le bâtiment du cercle, construit par nous, est d’une simplicité inouïe ; mais le jardin, avec ses vieux oliviers, figuiers, etc. est ombrageux et garni de chaises et de balançoires confortables.
J’ai assisté hier à l’enterrement d’un camarade de la 1° Compagnie tué à l’ennemi. C’était un Italien qui avait 4 ans de service, dont 3 au Maroc. L’enterrement même était infiniment triste, malgré la musique en tête du convoi et les nombreux officiers qui suivaient. Une seule couronne, car on n’avait pas eu le temps d’en faire, vu la rapidité avec laquelle les morts doivent être enterrés à cette saison-ci. C’est le Lt Colonel (6) qui d’abord récitait une prière et puis prononçait un petit discours très touchant sur la tombe où fut ensuite descendu le cercueil au son de la Marseillaise tandis que le piquet d’honneur présentait les armes. (J’en faisais partie.) Tous les officiers et les gradés présents de la 1° Compagnie jetaient finalement une poignée de terre sur le cercueil et saluaient ...
D’après les “on-dits” notre compagnie descendrait au mois d’août en arrière, probablement à Taourird (7) ou Guercif (8), toutes deux des petites villes plus rapprochées d’Oujda (9) et offrant plus de commodités que Taza ; mais il faut attendre la confirmation de ces bruits.
Comment vont les enfants ? Est-ce que Georges suce toujours son pouce en s’endormant ? Et Suzette travaille-t-elle bien ? Alice doit avoir plus d’amusement que sa soeur à cet âge car Suzanne aussi bien que Georges doivent s’en occuper beaucoup.
Notre ménagerie s’est agrandie beaucoup par 1/2 douzaine de poulets, rapportés des Brannès (10), 2 petits oiseaux (gorge rouge) et un pigeon très bien dressé.
1000 baisers pour toi et les enfants.

                                                Paul


Notes (François Beautier)
1) - "allocation de l'État" : depuis le printemps 1915 les femmes françaises (et aussi allemandes) se mobilisent pour la paix et les épouses de soldats réclament l'augmentation et l'extension des "allocations aux familles de militaires" versées par l'État aux seules "familles nécessiteuses", en application de la loi du 5 août 1914 qui, par ailleurs, fixe cette allocation journalière à 1,25 franc, majorée de 50 centimes par enfant de moins de 16 ans. Ces deux montants ne seront révisés qu'en août 1917, passant respectivement à 1,50 et à 1 franc. En Allemagne, la militante féministe Gertrud Bäumer relève, dans ses chroniques de guerre, que ce même type d'allocation d'État passe pour une même famille berlinoise classée nécessiteuse (une centaine seulement sont reconnues à Berlin en 1915) d'un montant de  537 marks en mars 1915 à 115 marks en mai de la même année.
2) - "Montefalcone" : forteresse autrichienne prise par les Italiens le 9 juin 1915.
3) - "Trieste" : port autrichien sur l'Adriatique, capitale du Trentin, principale "terre irrédente" revendiquée par l'Italie.
4) - "Reichstag" : le Rassemblement des femmes pour la paix à Oslo le 8 mars 1915 puis le Congrès international des femmes pour la paix à Berne, du 16 au 28 mars 1915, puis la Conférence internationale de femmes réunie à La Haye du 28 avril au 1er mai 1915 ont entraîné des manifestations féministes dans tous les pays en guerre. En Allemagne la militante socialiste pacifiste Clara Zetkin qui conduisit des manifestations de femmes contre la guerre à Berlin dès le 21 avril 1914 ne cessa depuis lors - avec d'autres comme la social-démocrate Lily Braun - de mobiliser les féministes, notamment  le 13 juin 1915 (déclaré "dimanche des femmes", "Frauensonntag"), qui les vit défiler devant le Reichstag (ce à quoi Paul fait allusion). Après l'arrestation de Clara Zetkin en juillet, ces manifestations se renforceront notamment à Berlin à partir de novembre 1915. 
5) - "Mr. Bryant" : Il s'agit de William Jennings Bryan, candidat présidentiel démocrate depuis 1896, militant pacifiste, isolationniste et anti-impérialiste, secrétaire d'État américain (ministre des affaires étrangères) de 1913 à 1915, qui démissionna le 9 juin 1915 pour signifier son refus de participer à une politique menant - selon lui - à l'entrée en guerre des USA.  En effet, les livraisons d'armement américain au Royaume-Uni avaient déjà eu pour conséquence les protestations de l'Allemagne, puis la mise en œuvre d'une guerre sous-marine entraînant le naufrage du paquebot britannique  "Lusitania", torpillé le 7 mai 1915 par un sous-marin allemand alors qu'il transportait dans ses soutes des explosifs américains livrés au Royaume-Uni, ce qui provoqua son naufrage immédiat et la disparition de 1198 passagers dont 128 ressortissants américains. Faisant silence sur la cargaison d'explosifs, la presse alliée et américaine, donna immédiatement beaucoup d'importance à la tragédie humaine mais l'oublia bien vite et ne la "ressortit" que deux ans plus tard pour justifier l'entrée en guerre des USA le 6 avril 1917. 
6) - "Lt Colonel" : lieutenant-colonel.
7) - "Taourird" : aujourd'hui officiellement Taourirt, petite ville à 110 km. à l'est de Taza, sur la route et la ligne ferroviaire menant au siège de la Légion à Sidi Bel Abbès (Algérie), à mi-chemin entre Taza  et Oudja. La ligne de chemin de fer reliant Oran à Taza par Sidi Bel Abbès était alors fréquemment attaquée par des "rebelles" du Maroc oriental. 
8) - "Guercif" : petite ville elle-aussi sur la route et la ligne de Taza à Sidi Bel Abbès, à 70 km. à l'est de Taza.
9) - "Oujda" :  dernière grande ville avant la frontière algérienne sur la route et la ligne de Taza à Sidi Bel Abbès, située à 200 km. à vol d'oiseau à l'est de Taza.

10) - "Brannès" : biens pris en tribut dans les villages des Branes. 

vendredi 12 juin 2015

Carte postale du 13.06.1915



Carte postale  Madame P. Gusdorf  22 rue du Chalet 22  Caudéran

Taza le 13-6-1915

Chérie,

Je reçois ce soir ta lettre du 5 cour. ainsi que les journaux des 2 et 4 Juin. Celui du 3 n’est pas encore arrivé mais j’espère qu’il me parviendra encore car je lis le feuilleton (1) de M. Graves qui est assez intéressant.
Meilleurs baisers pour toi et les enfants ; un bonjour à Hélène.


                                               Paul

Note (François Beautier)
1) - "feuilleton" : selon Paul il s'agit d'une série d'articles publiés en feuilleton par Le Journal, titrés "Lorsque j'étais espion". Cette série n'a laissé aucune trace historique accessible.